Synopsis : Chronique à la fois douce-amère, tendre et sulfureuse, sur des
femmes qui vont réaliser leur attirance pour d'autres femmes. Confusions et
incertitudes pour certaines, vices et turpitudes pour d'autres, leur
rencontre avec une communauté lesbienne de la Riviera va définitivement lier
leur destin. Chassés-croisés, passions et désirs vont alors entremêler
l'existence tumultueuse et foisonnante de femmes en quête d'amour et
d'absolu.
MICHELE ET FIONA.
CHAPITRE 1 :
C'est un triste matin dominical, comme Michèle Seigner les déteste.
Sombre, maussade, comme son humeur. Debout devant la baie vitrée, elle
parcoure le parc du regard. L'aube se lève, impitoyable, donnant de ternes
couleurs aux arbres majestueux, pins et eucalyptus, qui projettent leur
ombre sur une vaste pelouse habituellement bien entretenue. Elle contemple
les arbres bercés par le vent, un fort mistral qui fait également onduler et
frissonner tous ses massifs de géraniums, hortensias et fuchsias. Epines et
pétales parsèment le sol, donnant à son jardin des allures d'abandon. Elle
pourrait profiter de cette journée de repos pour jardiner, se consacrer à
ses loisirs, à ses plaisirs, faire comme tout le monde. Mais elle sait que
ce ne sera pas un dimanche comme les autres. Pourtant, elle aurait aimé
passer quelques minutes dans le jardin, juste derrière la tonnelle, dans son
sanctuaire luxuriant et multicolore. Un havre de paix où elle aime se
réfugier lorsqu'elle a besoin d'être seule, de réfléchir, trouver un
remède à ses soucis ou à ses problèmes. Une façon comme une autre de fermer
les yeux, fuir la réalité, rêver d'un monde meilleur où elle ne cesse
d'établir et changer les règles selon ses états d'âme. Une solution de
facilité qu'elle maîtrise à la perfection depuis tant d'années, et qui
n'a jamais rien changé. Mais, aujourd'hui, elle veut que ça change. Elle
n'en peut plus, la coupe est pleine, elle se sent au bord de la dépression,
prête à basculer dans le vide. Quel nom donner à ce trou béant qui vient de
s'emparer de tout son être ? Elle l'ignore, mais elle doit réagir, prendre
son courage à deux mains et s'en aller. Pourtant, elle hésite toujours, la
valise à ses pieds. Les forces lui manquent. Comment peut-on tourner le dos
à huit ans de vie commune ? Comment peut-elle douter ainsi de tout ce
qu'elle a construit et se laisser ainsi si facilement submerger par le
doute, la culpabilité, la panique, des sentiments si intenses et si
complexes qu'elle ne sait plus où elle en est. La réponse n'est plus ici,
dans sa maison, leur maison, où la routine va reprendre inexorablement ses
droits. Un mouvement derrière elle l'arrache à ses sombres pensées. Son
mari vient d'apparaître dans le séjour, s'appuyant contre la porte comme
si les forces lui manquaient. Son visage est livide, d'un blanc cireux. Il
garde les yeux fixés sur la valise, un long moment. Puis son regard reflète
la plus grande incompréhension lorsqu'il la regarde de nouveau, un regard
de chien battu, triste et malheureux. Un regard qui supplie et qui veut
l'attendrir. Elle ne le supporte pas, s'affole, par peur de céder encore,
comme elle le fait depuis tant d'années. Elle se sauve précipitamment,
fuyant comme une voleuse de sa propre maison. Elle se retrouve prés de sa
voiture sans s'en rendre compte. Elle s'appuie contre la portière, les
jambes tremblantes. Puis, brusquement, part d'un fou rire qu'elle est
incapable de maîtriser. C'est de la peur, de la tristesse, du soulagement,
un mélange de tout ça, trop d'émotions qui la gagnent et la font craquer.
Et, surtout, de l'étonnement. Incroyable, elle l'a fait ! Elle a toujours
cédé à la facilité, reculé devant l'effort, comme vaincue d'avance par les
obstacles à franchir, mais cette fois-ci elle l'a fait ! C'est dans un
état second qu'elle enclenche l'ouverture centralisée des portes. Les
loquets remontent avec un claquement sec quand elle entend un bruit de pas
précipité derrière elle. C'est son mari qui court vers elle, toujours en
caleçon et torse nu. Michèle pose vite sa valise dans le coffre avant de
gagner la place du chauffeur, met le contact et baisse à regret la vitre de
son côté. Il se penche, essoufflé, cherchant ses yeux alors qu'elle cherche
au contraire à éviter son regard
- Chérie, je t'en prie, ne t'en va pas.
- On s'est déjà tout dit.
- Mais tu ne peux pas nous abandonner comme ça ! J'ai besoin de toi, les
enfants ont besoin de toi !
- Non, par pitié, ne mêle pas les enfants à ça, pas de chantage
affectif s'il te plaît ! Je prends le large parce que j'en ai marre de
vivre dans ton ombre, j'ai besoin de grandir, d'être libre, de redevenir
moi-même. Merde, est-ce que c'est si dur à comprendre !
Le regard de son mari reste fixé sur elle, mais sans la voir, perdu
ailleurs. Il ne comprend toujours pas, la regarde comme si elle était une
autre femme, si lointaine, si étrangère. Ses mains tremblent alors qu'il
lisse d'un geste nerveux ses cheveux trempés par la pluie qui vient de
tomber.
- Très bien, fais comme tu le sens.
Puis son visage s'assombrit, prenant une expression dure et implacable
alors que ses yeux irradient de colère. Son ton alors résigné devient
brusquement agressif :
- Allez, fous le camp, une semaine, quinze jours, mais il n'est pas dit
que je tu seras la bienvenue lorsque tu rentreras ! Moi aussi je pourrai
avoir mes petites crises existentielles, les enfants aussi pourquoi pas, tu
risques de perdre beaucoup plus que tu ne le crois.
- Je sais, mais c'est un risque à prendre.
Sa voix se brise sur cette ultime phrase. Tout est dit. Un peu de douceur
et de compassion de la part de son mari aurait pu la faire douter, mais par
sa maladresse il venait de lui rappeler combien il pouvait être dur et
obtus, sans la moindre compréhension. Elle comprend brusquement à quel point
il pouvait la rendre malheureuse, et elle en ressent un formidable sentiment
de soulagement, lui confirmant que son choix est le bon. Elle lève les yeux
sur lui, osant enfin l'affronter. Il lui jette un dernier regard furibond,
puis s'éloigne lentement. La pluie tombe toujours en minuscules coups
d'épingle sur le pare-brise alors qu'elle manouvre pour sortir de la
propriété. Il lui faut un terrible effort de volonté pour ne pas regarder
derrière elle, dans son rétroviseur, cette splendide demeure qui a vu
grandir ses enfants, dans laquelle elle a vécu et partagé tant de choses
avec toute sa famille. Maintenant qu'elle y repense, des souvenirs heureux
semblent vouloir remonter à la surface, avec déjà de la tendresse et de la
nostalgie alors qu'elle n'est même sortie de la propriété. Non, il ne faut
pas fléchir. Tout son corps se raidit dans une insensibilité métallique
tandis qu'elle passe devant le lourd portail en fer forgé. Ne pas penser,
ne pas céder, ne pas regretter, tels sont les mots d'ordre qui
s'entrechoquent dans sa tête et auxquels elle doit s'accrocher de toutes
ses forces. Des impératifs si désespérés qu'elle s'accroche au volant
comme si sa vie en dépendait, ne réalisant même pas qu'elle quitte la
ville.
Le temps morne et pluvieux qui s'est abattu sur le département ne semble
pas s'améliorer, bien au contraire. Elle conduit prudemment, dans le
battement incessant des essuie-glaces et le bruit monotone de la pluie sur
le toit. La route serpente dangereusement, mouillée et glissante, avec une
visibilité réduite. C'est sans réfléchir qu'elle prend l'autoroute et
roule sur la voie de droite, sans ralentir, sans accélérer, d'une vitesse
constante, à travers une pluie fine et poudreuse. Les vitres embuées ne
révèlent qu'un paysage gris qu'elle ne voit même pas. L'asphalte luisant
défile sous les roues de la voiture avec cette même régularité monotone.
Elle sursaute brusquement lorsqu'un camion la double dans un concert de
Klaxon exaspéré. Sa voiture fait une embardée et elle se retrouve engagée
sur une bretelle de sortie sans qu'elle l'ait voulue. Tant pis, elle part
de toute façon au hasard, allant là où le destin la mènera. Le camion qui
l'a effrayée l'a sortie de sa torpeur, mais elle regrette presque cet état
second dans lequel elle s'était cloîtrée. Maintenant, elle est submergée
par les souvenirs, les remords, il lui est impossible de faire le vide dans
sa tête.
- Mon Dieu, qu'ai-je fait ? murmure t- elle alors que les larmes coulent
sans qu'elle puisse les retenir.
La sensation d'oppression revient d'un seul coup, un état d'anéantissement
total, comme si le ciel lui tombait sur la tête. Elle laisse derrière elle
tout ce qu'elle connaît : son mari, ses enfants, sa maison, ses amis, ses
habitudes, pour partir à l'aventure vers une destination inconnue. Des
tremblement nerveux commencent à la secouer lorsqu'elle aperçoit à cet
instant une femme plantée au bord de la route, pouce levé, qui sautille sur
place à son approche. Sur le bas-côté, un break d'un gris terne clignote de
tous ses feux de détresse. Michèle hésite une brève seconde, puis se décide
à se garer devant la voiture apparemment en panne. Vite, elle essuie du
revers de la main les larmes qui ruissellent sur son visage. Cette femme en
détresse lui apparaît comme un signe du destin, au moment même où elle
allait de nouveau sombrer dans la déprime. Il n'est pas dans ses habitudes
de s'arrêter lorsqu'une personne fait du stop, mais il s'agit là d'une
femme qui ne représente certainement aucun danger, et surtout tous les
moyens lui semblent bons pour se changer les idées et ne plus broyer du
noir. La femme se penche par la vitre que Michèle vient d'entrouvrir.
- Ouf, je commençais à désespérer. Merci de vous arrêter.
D'emblée, Michèle a un mouvement de recul. Elle enregistre avec
appréhension le profond décolleté avec, sur le sein gauche, un large
tatouage représentant un léopard ou une panthère, elle ne sait pas trop...
Puis elle s'arrête sur le pierçing accroché au sourcil droit, autre détail
qui ne la met pas en confiance, cataloguant d'office l'inconnue comme une
marginale, d'un mauvais genre. De plus, elle la trouve laide : un visage
anguleux au menton pointu, un nez grand et busqué, une large bouche, des
yeux sombres qui brûlent d'une passion secrète, vifs et perçants, avec
cette lueur qui a quelque chose de dément, de sauvage. Jusqu'au moment où
cette femme sourit, un sourire radieux, resplendissant, qui éclaire son
visage et l'irradie toute entière. Cela efface d'un coup sa première
impression, et Michèle se traite mentalement de vieux jeu en répondant
tardivement.
- C'est rien. Entre femmes, il faut bien s'entraider.
- Pour ça, vous avez bien raison. Il n'y a rien de tel que la solidarité
féminine.
- Qu'est-ce qui vous est arrivé exactement ?
- Je ne sais pas. Je roulais tranquillement et, brusquement, de la fumée
partout, et la voiture qui se la joue cahotante et bringuebalante comme si
on avait mis du pinard dans le réservoir. Pour vous dire, elle roulait même
plus tout droit ! Vous savez, j'y connais rien en mécanique, c'est aussi
complexe et tordu qu'un mec, j'ai pas envie de me prendre la tête à tenter
d'y comprendre quelques chose. C'est un putain de combat perdu d'avance.
Michèle la trouve drôle avec son franc-parler et ses façons un peu
rustres. Elle se surprend à sourire. L'inconnue, ravie, l'observe avec
gaieté en partant d'un grand rire spontané.
- Où est-ce que je vous dépose ? demande Michèle.
- Je ne sais pas, ça dépend. Vous allez où ?
Le visage de Michèle se ferme
- Je ne sais pas.
La femme éclate encore de rire.
- C'est sûr qu'on risque pas d'aller bien loin de cette façon là !"
Michèle se déride, appréciant la situation qui prend maintenant une
tournure tragi-comique.
- Bon, fermez toujours votre voiture et prenez ce que vous avez à
prendre. Pour la destination, on verra après.
La femme se précipite vers son véhicule immobilisé, refermant dans un
claquement sec le capot du moteur ouvert et se penchant ensuite sur le siège
arrière. Elle y ressort avec un sac de sport. Michèle, de sa fenêtre
entrouverte, lui crie :
- Mettez vos affaires dans le coffre.
La femme s'exécute. La portière côté passager s'ouvre aussitôt après,
laissant surgir la femme qui s'assoit vivement avec un soupir de
soulagement. Elle est trempée jusqu'aux os. Le tee-shirt mouillé qu'elle
porte lui colle si étroitement à la peau qu'il en est transparent,
dévoilant des seins lourds et épais qui oscillent alors qu'elle se laisse
tomber sur le siège. L'animal tatoué semble vivant, s'étirant et se lovant
au rythme de ses mouvements. Le short en jean, coupé haut sur ses cuisses,
la serre aussi prés du corps. La veste en cuir, noire et usée, est grande
ouverte sur ses épaules, complètement imbibée d'eau. Un bandana décoloré
enserre de longs cheveux en bataille, accentuant le côté marginal de la
femme. Michèle, encore une fois, s'efforce de ne pas se fier aux
apparences. De toute façon, à cause de son éducation, elle a toujours eu le
défaut d'être trop sévère pour tout ce qui n'entrait pas dans ses critères
à elle. Une rigueur déplacée qu'elle se promet de corriger si elle veut un
jour se décoincer et croquer la vie à pleines dents. Se sentant observée, la
femme lui jette un regard aussi insolent qu'insistant, prenant son temps
pour la détailler de haut en bas. Gênée, Michèle détourne les yeux, se
concentrant sur la route alors qu'elle redémarre.
- Vous n'avez pas de chance de tomber en panne un dimanche. Aucun
garagiste ne sera ouvert.
- Pas grave. Une poubelle pareille, personne ne me la volera, ça peut bien
attendre jusqu'à lundi.
Elle joue avec une boucle de ses cheveux noirs, tirant la mèche jusqu'à
l'ossature du nez, et se forçant à loucher pour la regarder s'entortiller
dés qu'elle la lâche. A la dérobade, Michèle l'observe. Elle est ravie de
sa présence, amusée par ses manières décontractées.
- Quel temps de chien ! s'exclame la femme en s'étirant langoureusement,
faisant davantage saillir sa poitrine. J'en ai la chair de poule ! Regardez
comme mes seins pointent !
Michèle rougit en jetant un bref regard sur les seins agressifs. Puis,
comme prise en défaut, détourne vite le regard. Sans complexe, la femme la
toise avec un petit sourire amusé, enchaînant aussitôt sur un ton enjoué
- Encore merci de vous être arrêtée. C'est vraiment sympa. Moi, c'est
Fiona.
- Michèle Seigner.
- Michèle, c'est un très joli prénom, j'aime beaucoup... Tu viens d'où.
- De Nice.
- Moi, de Grasse. T'es en voyage d'affaires ou en vacances ? J'ai vu
ta valise dans le coffre.
Michèle ne répond pas tout de suite. Fiona, surprise, est témoin de son
changement. Pourquoi ce froncement de sourcils, cette crispation des lèvres
? C'est comme si une ombre passait sur son visage, une ombre d'une
tristesse infinie. Emue, elle s'excuse :
- Pardon, je ne voulais pas être indiscrète.
- Non, ce n'est pas grave.
Son menton se met à trembler, et c'est au prix d'un terrible effort
qu'elle réussit à refouler ses larmes. Fiona l'observe maintenant
différemment, avec un mélange de compassion et d'étonnement. Michèle s'en
rend compte.
- Excusez-moi, ne faites pas attention. Je traverse des moments
pénibles, mais cela va passer.
- Pas de problème. Mais tu sais, tu peux te confier à moi. C'est plus
facile de parler à une inconnue. Je sais écouter.
- C'est gentil, mais ce sont là des problèmes que je dois régler toute
seule, comme une grande fille.
- Comme tu veux, mais je parie que c'est à cause d'un mec. Pas vrai ?
- Exact, et pas n'importe lequel. C'est mon mari.
- Maris, amants, ils se valent tous, aussi nuls les uns que les autres. A
croire que nous sommes masochistes, ces crétins là ne sont bons qu'à nous
faire souffrir.
- Exact, et c'est la raison pour laquelle j'ai pris le large.
- Oouah ! Tu l'as quitté ?
Michèle garde un instant le silence avant de se décider à répondre :
- Oui, et cela fait longtemps que j'aurais dû le faire.
- Excellent, j'adore ça ! s'exclame Fiona avec un enthousiasme tel que
ses longs cheveux indisciplinés s'agitent furieusement. Des cheveux aussi
noirs et sombres que ses yeux, avec le même éclat lumineux et irisé dés que
la lumière s'y accroche, et ce détail attire le regard de Michèle qui, du
coin de l'oil, la contemple beaucoup plus qu'elle ne le devrait. Cette
femme, avec ses épaules de nageuse, une silhouette à la fois robuste et
voluptueuse, mélange vitalité et sex-appeal pour un résultat spectaculaire.
Mais ce qui l'impressionne le plus, c'est cette façon féline et sauvage
qu'elle a de bouger, comme un animal indomptable. Une femme qui n'a
certainement pas froid aux yeux, directe, qui doit foncer dans le tas et
balancer toutes sortes de vérités sans penser aux conséquences. Bref, tout
son contraire. Si elle a une ligne à couper le souffle, son visage est
beaucoup plus quelconque, sans beauté particulière. Des traits figés,
froids, marqués par le poids des épreuves qui ne l'ont sans doute pas
épargnées. Puis, à chaque fois qu'elle sourit, le miracle se produit, elle
rajeunit de dix ans, rayonne toute entière, avec plus de charme et de
charisme que la plus parfaite des mannequins professionnelles. Ce qui est
actuellement le cas alors qu'elle est enjouée et curieuse, un intérêt
sincère qui ravit Michèle.
- C'est une rupture provisoire ou définitive ?
- Je ne sais pas encore. C'est pour ça que je suis partie, pour prendre
du recul, pour faire le point...
Fiona esquisse une moue boudeuse, comme déçue.
- Oh, rien n'est fait alors. Dommage. Tu vois, moi, ça fait longtemps que
je ne m'embarrasse plus d'aucun mec, c'est trop de problèmes, et la vie
nous en réserve suffisamment comme ça ! Mais toi, t'avais certainement des
raisons pour attendre, non ?
- La principale, ce sont les enfants. Mais je crois qu'en fin de compte
cela m'allait bien de me trouver cette excuse, un faux prétexte pour
camoufler mes faiblesses, ma lâcheté.
Elle parle à voix basse. Son fin visage est creusé par la fatigue et le
chagrin. Fiona l'observe sans s'en cacher, avec une infinie douceur.
- Dis, t'es pas tendre avec toi.
- Peut-être, mais c'est la stricte vérité. Jean -Benoît a toujours eu une
très forte influence sur moi, il me domine totalement, et je suis encore
sous le choc de lui avoir échappé, c'est comme vouloir ne plus être
dépendant d'une saloperie de drogue tout en sachant qu'on y retournera de
toute façon un jour ou l'autre.Cela me paraît irréel, j'ai du mal à
réaliser, j'ai vécu cette scène tant de fois, et je l'ai fait, oui, je l'ai
fait, je suis partie.
- T'as bien fait de quitter ce gros nase. Jean- Benoît, mais c'est
pompeux comme prénom, c'est bourgeois au possible.
Le sourire amer de Michèle se fait plus ironique.
- Oh ! Mais il l'est terriblement ! Il est issu d'une famille très
riche, dernier et légitime rejeton du clan Seigner. Son père règne en
despote sur la fortune familiale et les quelques casinos dont il est
propriétaire.
- T'as épousé un fils à papa, quoi.
Michèle quitte un instant ses yeux de la route, l'observant avec
amusement
- Oui, on peut résumer la situation ainsi. Mais on va bien ensemble. Je
suis aussi une fille à papa, une fille gâtée pourrie, je n'ai jamais manqué
de rien, mes parents sont également très fortunés.
- Ça, je m'en étais doutée. Et tu as combien d'enfants ?
- Deux. Patrick a six ans, et Marie bientôt deux ans.
- T'es bien jeune pour tout ça.
- Vingt huit ans. J'avoue paniquer assez vite, être maman c'est tant de
responsabilités, trop de concessions. Souvent, je ne me sens pas prête pour
assumer mon rôle de mère, je m'en sens incapable, pas assez mûre ou forte,
je ne sais pas.
- C'est normal que tu te poses des questions. Et ton rôle d'épouse
modèle et dévouée, tu l'assumes ?
Michèle, ignorant l'ironie, hoche tristement de la tête en répondant sur
un ton monocorde.
- De moins en moins. Avec un autre homme, je crois que j'aurais pu. Mais
il est tellement ambitieux et égocentrique qu'il est incapable d'aimer
réellement. Mon dieu, comme j'ai pu être aveugle et naïve !
- Attends, je ne comprends pas là ! Comment as-tu pu épouser un mec pareil
?
- Parce que je n'ai rien vue ! C'est un homme charmeur, élégant,
extrêmement intelligent et instruit, et c'est ce personnage là qui m'a
séduite. Je croyais au début qu'il m'aimait d'un amour sincère. Il me
couvait de cadeaux, me sortait dans les plus somptueuses soirées mondaines,
m'invitait dans les plus grands restaurants, me complimentait sans cesse.
Il avait tout pour m'impressionner, c'est un beau gosse, possédant de
surcroît la richesse et le pouvoir, et il savait me rendre belle et
importante. Je vivais un rêve de princesse, et je n'ai pas hésité une
seconde lorsqu'il m'a demandé en mariage. Mais c'est après qu'il a
montré peu à peu son vrai visage.
- C'est à dire ?
- Il est devenu possessif, autoritaire, pour ne pas dire tyrannique.
C'est lui qui dirige ma vie, décide de tout, gère le moindre détail et
planifie chaque minute de mon emploi du temps. Plus d'argent, plus de
liberté, ou si peu lorsque je réussis à l'amadouer, si Monsieur est dans
ses bons jours... Mais le pire de tout ça est que j'ai toujours servi en
vérité de.
Elle cherche ses mots, un instant trop émue pour s'exprimer de façon
claire et précise. Elle finit par poursuivre :
- Faire-valoir, c'est ça, son faire-valoir. Ma beauté et mon éducation
ont toujours servis ses ambitions, j'étais utile, la potiche de luxe qu'on
expose partout dans les soirées importantes, parce que cela fait bien de se
montrer aux bras d'une femme qui en jette. Il aime montrer sa réussite
personnelle, sa jolie épouse docile, ses beaux enfants bien éduqués, sa
splendide villa, ses voitures de sport, pour accéder ainsi plus facilement à
la réussite professionnelle. Un homme célibataire n'a aucune chance
d'atteindre les plus hautes sphères de la politique, alors il m'emmène
partout, me présente aux membres influents de son parti, me traîne dans les
repas les plus barbants qui soient. Et moi, idiote que je suis, je me laisse
faire, allant là où il me dit d'aller, comme un bon toutou bien obéissant.
Tandis qu'elle parle, elle réalise qu'elle omet de préciser que cette
vie mondaine lui avait plue, au départ. Elle aimait sortir, recevoir du beau
monde, trouvait très agréable et flatteur de jouer les hôtesses et
fréquenter les notables de la ville. Elle avait toujours apprécié le luxe et
les belles toilettes, et savait que cela lui allait admirablement bien,
l'auréolant d'une classe folle que beaucoup de femmes lui enviaient. Il
lui paraissait inconcevable de vivre sans argent, c'était inimaginable de
s'en priver, une pensée qui à elle seule l'horrifiait. Mais il n'y'
avait pas que cela dans la vie, avec les années elle s'en rendait compte.
Elle avait besoin de tendresse aussi, d'amour, mais son mari était avare de
compliments, de gestes affectueux ou romantiques. De toute façon, il avait
pris l'habitude de ne plus la voir. Avec lui, elle était transparente,
faisait partie des meubles. A ses yeux, elle était une épouse soumise qui
savait se tenir dans le monde, qui entrait dans son moule à lui, sachant
tenir la maison, sachant le servir lui et ses invités, et s'occupant
correctement des enfants. Jamais il ne lui demandait son avis, jamais il ne
lui parlait de son travail, jamais il ne s'inquiétait de ce qu'elle
pouvait faire ou ressentir. Des questions, il ne lui en posait aucune,
contrairement à cette femme qui s'intéressait réellement à elle, qui
l'écoutait, qui voulait tout savoir d'elle.
- Pas si obéissant que ça puisque tu as finis par te faire la belle.
souligne Fiona, interrompant ses pensées.
- Il y' a longtemps que j'aurais dû le faire. Et moi qui croyais que le
mariage signifiait liberté et indépendance. Mes parents m'ont toujours
surprotégés, m'enfermant dans une bulle aseptisée, avec eux j'étais
déconnectée de la vérité, dans un monde de luxe et d'existence facile.
J'ai quitté une prison dorée pour aller dans une autre bien pire.
J'étouffe, j'en peux plus, j'ai besoin d'air.
- Ça y 'est, c'est fait, t'as largué les amarres et t'as bien fait.
Mieux vaut tard que jamais...
Michèle tourne la tête dans sa direction et s'enquiert :
- Et vous ? Parlez-moi un peu de votre vie, de vos projets, de tout quoi !
- Oh ! Rien d'extraordinaire... Je vais là où le vent me mène, en me
fiant à ma bonne étoile.
Une pointe d'admiration vibre dans la voix de Michèle.
- Quelle chance, être libre comme le vent. Mais vous avez bien un travail
?
- Pour quoi faire ? Me faire exploiter ou sauter par un patron qui, comme
tous les hommes, ne pense qu'à ça ? Non - merci.
- Mais comment vous vivez alors ?
- Au jour le jour.
Ses réponses sont sèches. Michèle ignore ses réticences et insiste :
- Et votre enfance ?
- Père mort à l'usine, mère toxicomane, j'ai passé toute ma jeunesse à
être trimballée de famille d'accueil en famille d'accueil car personne ne
me supportait. D'autres questions ?
C'est dit sur un ton si froid et impersonnel que Michèle en a la chair de
poule. Brusquement, ses états d'âme lui paraissent si insignifiants
qu'elle a honte d'avoir déballé ses petits problèmes de façon si
mélodramatique. Fiona, consciente du malaise dont elle est seule
responsable, tente de corriger le tir en reprenant sur un ton plus léger.
- Mais t'en fais pas, il y' a longtemps que j'ai tourné la page. Tu
comprendras toutefois pourquoi je n'aime pas trop parler de moi.
- Je comprends.
- Dis, tu te laisses combien de temps pour prendre une décision définitive
sur ton couple ?
- Une semaine.
- Et pendant cette semaine, tu vas aller où.
- Comme vous, là où le vent me mènera.
L'atmosphère s'est détendue, Michèle a retrouvé sa volubilité. Fiona
esquisse une moue admirative.
- C'est bien. C'est irréfléchi, un vrai coup de tête, mais j'aime bien ça.
Je ne peux que féliciter ton courage, Michèle, mais as-tu pensé aux
conséquences, à ce que sera ton avenir ?
- Comment cela ?
- Ne le prends pas mal, mais le monde est plein de filles gâtées et
choyées qui ne réalisent pas la chance qu'elles ont de vivre dans le luxe,
et qui rêvent malgré tout d'une vie meilleure, de liberté, d'indépendance.
Mais quand elles partent et affrontent la vraie vie, le monde du travail,
toutes les galères et les merdes qui vont avec, elles tombent de haut, et
plutôt sur le cul que sur leur deux jambes car la dégringolade est du genre
vertigineuse, du genre dont on a du mal à se remettre. En pratique, tout ne
se passe pas comme prévu, surtout pour des femmes qui ont pris l'habitude
que tout leur tombe tout cuit dans leur belles assiettes en porcelaine.
Michèle acquiesce de la tête. Elle a la gorge serrée. Bien sûr qu'elle a
peur de perdre ses illusions, de ne pas pouvoir faire face et renoncer, se
posant mille questions aussi inquiétantes les unes que les autres. Fiona se
rend compte qu'elle est au bord des larmes et elle pose sur son bras une
main douce et compatissante.
- Ecoute, excuse-moi d'être un peu dure, je ne veux pas t'effrayer mais
juste t'aider à envisager toutes les possibilités. Comme je viens de te le
dire, beaucoup partent mais finissent par revenir parce qu'elles sont
incapables de vivre autrement. Ce qui ne veut pas dire que c'est ton cas.
D'autres partent et réussissent à aller jusqu'au bout, à tenir le choc, en
passant quand même par des moments très pénibles, des remises en question et
des étapes difficiles. D'autres, enfin, partent sans un regard en arrière et
sans un regret parce qu'elles ont tout calculé, tout planifié, genre je
refais ma vie dans d'excellentes conditions parce que j'ai trouvé un
meilleur parti qui, en plus d'être riche, a juré de me laisser plus de
liberté. L'idéal, quoi. Alors, dans quelle catégorie tu penses te situer
dans tout ça ?
Michèle réussit à se détendre en donnant sa réponse avec un humour forcé.
- Je ne sais pas, mais pas dans le dernier exemple en tout cas. Aucun
meilleur parti ne m'attend, et si je pars ce n'est pas pour foncer tête
baissée dans les bras d'un autre homme qui me promettra monts et merveilles
pour mieux me piéger. C'est bon, j'ai déjà donné !
- Super, j'aime t'entendre parler comme ça ! Tiens, en parlant d'argent
justement, tu vas vivre comment ? Ton con de mari, si tout est à son nom -
ce dont je ne doute pas un instant- est du genre à te couper les vivres,
juste pour te prouver qu'il t'es indispensable, que tu ne peux pas vivre
sans lui, ce qui est typiquement masculin...
Un sourire satisfait éclaire le visage de Michèle tandis qu'elle
s'emballe :
- Je l'avais prévue. J'ai mis suffisamment de liquide de côté pour vivre
royalement pendant un bon mois. Fuguer, je veux bien, mais être dans le
besoin et la misère, ça il en est hors de question ! Autant faire les choses
en grand, au diable l'avarice !
Fiona la toise avec amusement.
- Toi, t'es une petite futée. Le problème d'argent étant résolu, comment
tu vas faire pour le sexe ?
- Hein ?
Michèle croit avoir mal entendue.
- Oui, comment tu vas faire pour vivre une semaine sans cul ? Une semaine,
c'est l'enfer. Moi, jamais je ne pourrai !
Michèle sent le feu lui monter au visage tandis qu'elle lui jette un
regard surpris. Fiona, au contraire, ne semble pas gênée ou embarrassée
d'avoir posé une telle question, et c'est avec un naturel désarmant
qu'elle remarque :
- Oh ! Excuse-moi, c'est vrai que cela ne devait pas être trop votre
problème. Question cul, ça devait pas être marrant tous les jours avec un
type pareil ?
Etrangement, Michèle se sent en confiance. Cette femme est d'une
franchise et spontanéité qui la change tellement de ce milieu bourgeois et
hypocrite qu'elle côtoie régulièrement, et parler lui fait tellement de
bien. Depuis qu'elle se livre comme elle ne l'a jamais fait, sa lassitude
et son anxiété ont disparus. La raideur de son cou ne l'enlace plus, les
muscles de ses épaules se sont relâchés et, plus que tout, son cour n'est
plus pris dans un étau. Elle continue donc :
- Notre vie sexuelle a été à l'image de notre vie sentimentale, c'est à
dire médiocre. Avec lui, l'amour est une chose totalement désincarnée,
sans érotisme, ni chair ni émotion. C'est un moyen comme un autre de me
posséder, me dominer, une spécialité dans laquelle il excelle. Bon, je crois
que je vais arrêter là, je dois vous ennuyer avec tous mes problèmes.
Elle se tait brusquement, regrettant d'en avoir déjà trop dit, surtout
sur un sujet aussi intime. Fiona l'observe d'un air pensif, un sourire
énigmatique sur les lèvres.
- Pas du tout, c'est passionnant. Tu vois, c'est plus facile de se
confier à une inconnue qui n'en est plus une après toutes ces confidences !
Alors, maintenant, par pitié, arrête de me vouvoyer, je prends un sacré coup
de vieux là.
- Désolée, j'ai du mal à tutoyer.
- Hé ! T'es pas dans tes soirées mondaines ici. En tout cas, tu parles
drôlement bien, on voit que tu as de l'éducation.
Elle se tait un long moment. Michèle en fait de même, réfléchissant à tout
ce qu'elle vient de dire. Elle a vidé son sac, un flot ininterrompu de
regrets, de rancour, avec le sentiment absolu d'avoir gâché sa vie et
d'avoir fait le bon choix de partir. Un départ tardif mais nécessaire. Elle
se sent plus légère et remercie le destin d'avoir placé cette femme sur sa
route. Elle est aussi surprise que ravie de l'aisance avec laquelle elles
s'entendent, alors que tout les sépare. Elles échangent quelques banalités
avant de garder encore le silence. Le ronronnement du moteur est durant
quelques kilomètres le seul bruit monotone qui emplit discrètement
l'habitacle de la voiture. A la sortie d'un village, Michèle s'arrête à
une station service. Elle immobilise son véhicule devant la troisième pompe
à essence, où un employé assure le service.
- Le plein, s'il vous plaît.
Elle n'a pas fini sa phrase que, sans un mot, Fiona sort de la voiture et
se dirige vers la boutique, un modeste bâtiment fraîchement repeint, aux
vitres si propres qu'elles en sont étincelantes. Au-dessus, une enseigne
annonce fièrement que la boutique est ouverte 7 jours sur 7. Michèle y
pénètre à son tour pour régler. Elle retrouve Fiona, campée insolemment
devant des distributeurs automatiques de boissons. Michèle, malgré elle,
lui envie son allure résolue, un mélange d'aisance et de désinvolture,
comme si elle était partout en pays conquis. Déhanchée, elle est en train
d'étudier le choix des boissons disponibles, tirant de la poche de son
short une poignée de pièces, et en glissant quelques unes dans la fente du
distributeur. Ne voyant rien venir, elle secoue la machine avec violence,
lui donnant en même temps un coup de pied virulent.
- Hé, c'est pas toi qui va m'arnaquer !
Une deuxième secousse plus énergique et la boisson jaillit dans un joyeux
tintamarre. Victorieuse, Fiona se tourne vers Michèle. Ses yeux sombres
semblent encore plus brillants quand elle s'écrie avec un sourire rayonnant
:
- Je déteste qu'on me résiste.
Puis elle rit, avec tant de chaleur que ses traits semblent encore
irradiés. Michèle a l'impression que cette femme, de sa seule présence,
doit illuminer chaque endroit où elle entre. Cette sensation demeure alors
qu'elle s'exclame comme une gosse enjouée devant le rayon des gâteaux.
- Michèle, t'as déjà goûté ceux-là ? Ils sont bons à s'éclater la panse
!
- Prenez-en si vous les aimez autant.
- J'aimerai bien, mais les finances sont à sec.
- C'est moi qui paie.
- Vraiment ?
De joie, elle s'élance dans ses bras pour lui déposer un baiser sur la
joue. Michèle se sent rougir jusqu'à la pointe des cheveux, d'autant plus
que Fiona la garde longtemps contre elle, dans une étreinte presque
amoureuse et possessive. Michèle se dégage nerveusement, se dirigeant un peu
trop vite vers la caisse pour régler l'essence et les paquets de gâteaux.
Elles rejoignent ensuite la voiture.
- Fiona, si vous voulez attaquer un paquet, n'hésitez pas.
- Je voudrais pas salir ta voiture.
- Vous gênez pas, elle est à mon mari.
- Dans ce cas.
Elle arrache l'emballage et croque à pleines dents le premier gâteau.
Michèle lui jette un regard amusé en redémarrant. Elles reprennent la route
qui serpente dans l'obscurité épaisse d'une forêt de pins, et sur des
kilomètres le faîte incliné des arbres en bordure forme un tunnel frais et
obscur. Fiona ne dit plus rien, occupée un moment à dévorer les gâteaux.
Elle en propose à Michèle, qui accepte avec joie. Le paquet est vite
terminé. Fiona est sous le charme, appréciant cet instant où elles ont
partagé la même gourmandise, troublée par cette intimité où elle a
l'impression qu'elles sont seules au monde, perdues sur une route déserte.
Une pensée étrangement agréable. Elle a eu aussitôt un petit pincement au
cour lorsqu'elle l'a vue derrière le volant, superbe, divine, avec sa
longue chevelure rousse et flamboyante qui rayonnait autour d'un visage
tout aussi lumineux. Un teint de porcelaine, des traits délicats, une peau
blanche et laiteuse, des yeux bleus extraordinaires, il ne lui en a pas
fallu davantage pour être séduite. Une beauté à la fois glamour et fragile,
avec ce petit air triste si touchant, comme si elle était hantée par un
lourd secret, une évidente détresse qui l'a aussitôt émue. C'est dans
l'immédiat qu'elle a eu envie de la faire sourire, la libérer, lui
apporter de la fantaisie et de la gaieté. Elle a apprécié ses confidences,
cette façon émouvante qu'elle a de parler, tout en pudeur et en retenue, et
plus elle se confiait et plus elle se sentait proche d'elle. Et là, il y' a
cinq minutes à peine, elle a subi le choc de sa vie, le coup de grâce fatal.
Elle se doutait que Michèle avait un corps somptueux, fait de courbes
harmonieuses, mais la voir dans cette station essence, de la tête aux pieds,
svelte et élancée, serrée dans un tailleur-pantalon noir et chemisier en
dentelle, fût malgré tout un sacré coup de sang dont elle ne s'est toujours
pas remise. Et, maintenant, plus elle la regarde- ou plutôt la dévore du
regard- et plus cette attirance s'en trouve renforcée, un désir
grandissant, lancinant, comme elle n'en a pas connue depuis longtemps. La
tendresse a fait place à des pulsions beaucoup plus animales qu'elle ne
fait rien pour retenir. Au contraire. Michèle sent le changement, comme de
l'électricité qui semble grésiller. Elle devine les yeux insistants qui
brillent dans la semi-obscurité, braqués sur elle comme des feux ardents.
Elle garde le nez pointé sur le volant, maintenant mal à l'aise. Sa
conduite devient maladroite, elle négocie un virage trop vite qui fait
déraper la voiture dans un crissement de pneus. Le ciel bas et brumeux se
mêle toujours à une pluie fine, ce qui ne l'aide pas à avoir une maîtrise
parfaite du véhicule. Pour justifier sa maladresse et rompre le silence,
elle s'empresse de commenter :
- Avec la nuit qui tombe, on y voit de moins en moins.
- Michèle, tu sais que t'es drôlement jolie !
Ce n'est pas une question, mais une affirmation, et dite si brusquement
et hors de propos qu'elle ne trouve rien à répondre. A côté d'elle, Fiona
s'agite nerveusement, comme si elle était assise sur des charbons ardents.
Avec une souplesse étonnante, elle choisit la position tailleur, écartant
négligemment ses cuisses qu'elle caresse doucement du bout des ongles.
- Ouais, t'es drôlement jolie. répète t- elle.
- Merci, est le seul mot que Michèle parvient à articuler faiblement.
- Jolie à croquer, continue l'autre avec une insistance qui en devient
lourde.
Elle se cambre en arrière, passant ses mains dans les cheveux dans un lent
et sensuel mouvement. Cela a pour effet de gonfler davantage sa poitrine, et
elle continue de s'étirer de façon lascive, comme une chatte qui prend ses
aises. Son short remonte davantage, glissant sur des jambes couleur de miel,
musclées, éclatantes de soleil et de jeunesse. Michèle, crispée, ne
comprend pas ce brusque changement de comportement. C'est si déplacé et
provoquant qu'elle perd contenance. Elle a toujours été galvanisée par les
fortes personnalités, redevenant une petite fille facilement
impressionnable, admirative ou craintive. Tendue, elle garde les yeux fixés
sur la route. Elle ne réagit pas davantage lorsque la femme ordonne
soudainement d'une voix basse.
- Mets-toi sur le bas-côté.
C'est si imprévisible qu'il faut un moment à Michèle pour que la phrase
arrive à son cerveau.
- Quoi ?
- Merde, mets-toi sur le bas-côté ! explose brusquement Fiona.
Affolée, Michèle donne un grand coup de frein en braquant sur la droite.
La voiture s'arrête à un mètre d'un gigantesque eucalyptus qui projette
son ombre immense sur la profonde végétation qui les entoure. Michèle tourne
un visage inquiet vers sa passagère, ne comprenant toujours pas.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- J'ai envie de toi.
- Comment ?
- T'es sourde ou quoi ? J'ai terriblement envie de toi. Là, maintenant.
Pour Michèle, cela paraît si absurde et inconcevable qu'elle en reste
bouche bée. Pour Fiona, au contraire, il n'y a là rien de surprenant,
c'est dans la logique des choses, une pulsion tout ce qu'il y' a de plus
naturelle à assouvir tout aussi naturellement.
- Mais c'est impossible, on. on ne peut pas ! s'étrangle Michèle en la
regardant avec des yeux exorbités, comme si elle avait à faire à une folle.
Elle croit vivre un cauchemar. Cette femme était sympathique il n'y a pas
deux minutes, avenante et pleine de sollicitude, et maintenant elle est
méconnaissable, agressive, grossière et autoritaire, avec cette lueur dans
les yeux qui ne lui plait pas du tout.
- Qu'est-ce qui te paraît impossible ? Cela te choque que je dise
franchement ce que je ressens ? Tu me plais énormément, voilà, je te le dis.
Désolée, mais j'y peux rien, c'est comme ça, et j'ai pas l'habitude
d'être hypocrite ou tourner autour du pot pendant des lustres alors que je
veux baiser avec une envie que tu ne peux même pas imaginer.
- Mais cela ne se fait pas comme ça !
- Quoi, qu'est-ce qui ne se fait pas comme ça ? C'est parce qu'on ne se
connaît pas assez ou parce que nous sommes deux femmes ?
- Mais les deux !
L'indignation la fait suffoquer.
- Toi, t'es trop coincée pour avoir déjà essayée avec une femme, je me
trompe ?
- Bien sûr, je n'ai jamais essayée et j'en ai aucune envie. Je ne suis
pas lesbienne !
- Comment peux-tu le savoir si t'as jamais essayée ?
- Je le sais, c'est tout.
- Tu ne crois pas à l'amour entre femmes ?
- Si, mais ce n'est pas fait pour moi. Et vous ne me parlez pas d'amour
là, mais de sexe. Mais pour le sexe il faut du sentiment, et j'en ai aucun
pour vous.
- Les sentiments peuvent venir après le sexe, crois-moi que si je te fais
jouir comme une folle ça va vite créer des liens très forts. Essaye et on en
reparle après.
Michèle se racle la gorge, essayant de prendre un ton ferme qui s'enroue
dés les premiers mots
- Je vous ai déjà dit que cela ne m'intéresse pas, alors n'insistez pas.
Fiona fait la sourde oreille, aussi peu convaincue qu'impressionnée.
- Michèle, tu me plais énormément, et rien au monde ne m'empêchera de
tenter ma chance. Je veux t'embrasser, te caresser, te donner du plaisir
comme aucun mec ne t'en a donné. Tu m'excites tellement ! Regarde ! lui
souffle t- elle d'une voix rauque en lui emprisonnant la main pour la
plaquer contre son sein gauche.
Michèle sent au creux de sa main le contact doux et tiède du sein épais
qui semble brusquement gonfler. Elle veut se dégager, mais Fiona lui presse
davantage la main sur sa poitrine d'un geste brusque et possessif.
- Sens comme j'en ai envie !
Encouragée par son silence, elle la prend de son bras libre par la taille
et la serre avec autorité contre elle.
- Dis-moi que t'en as envie toi aussi.
- Non !
- Tu n'aimes pas le sexe ?
- Si, mais pas comme ça, et pas avec une femme.
- Si tu aimes le sexe tu vas aimer les femmes aussi.
Elle ne cesse de la provoquer, l'enlaçant plus étroitement, plongeant ses
yeux brûlants dans les siens, quêtant du regard un abandon ou un
acquiescement. Son manque de combativité l'encourage à aller plus loin.
Elle rapproche brusquement son visage, lèvres entrouvertes. Michèle esquive
le baiser qui effleure le coin de sa bouche. Puis, dans un sursaut de
révolte, réussit à la repousser un peu. Fiona repart à l'attaque, mais la
physionomie de Michèle prend une expression d'épouvante si pathétique
qu'elle se laisse un instant attendrir. Cette femme est si fragile
psychologiquement qu'elle pourrait abuser de la situation, user de la force
pour la posséder, mais elle ne souhaite pas en venir à de telles extrémités.
- Tu ne veux vraiment pas coucher avec moi ?
- Non, bien sûr que non.
- Tu ne veux pas prendre ton pied ? En général, les femmes adorent ça,
prendre et donner du plaisir.
- Peut-être, mais pas moi.
- T'es frigide ?
- Bien sûr que non, ça n'a rien à voir.
- Alors je ne comprends pas. Le sexe est tellement agréable. Tiens, tu
trouverais ça super agréable si je te léchais le sexe pendant des heures, je
ne connais aucune femme qui n'aime pas ça.
Michèle est si offusquée qu'elle ne trouve rien à répondre. L'autre
continue.
- Je suis certaine que ton mari ne t'a jamais léché le sexe. Après ce que
tu m'as dit sur lui, je l'imagine très bien, propre sur lui, si sage et
coincé, à faire ça à la va-vite, sans imagination. Moi, de l'imagination,
j'en ai à revendre, je suis passionnée aussi, je pourrai te montrer des
trucs que tu n'oserais même pas imaginer dans tes rêves les plus fous.
Allez, dis-moi la vérité, entre femmes on peut tout se dire. Est-ce que ton
mari te lèche le sexe ?
- Oui, bien évidemment.
Son regard est fuyant. Elle maudit la brève hésitation qu'elle a eu avant
de répondre. Elle a menti, et elle n'a jamais su mentir. Son mari a
toujours eu du désintérêt pour cette partie intime d'elle-même, utilisant
simplement le sexe comme une arme pour affirmer son pouvoir, satisfaire sa
supériorité de mâle conquérant. Le fait qu'il n'aime pas lui prodiguer le
cunnilinctus, osant à peine lui regarder le sexe, avait quelque chose de
blessant, comme s'il cherchait à lui faire détester sa propre féminité, à
ne pas la mettre en valeur. Elle ne peut s'empêcher d'y penser alors que
le regard de Fiona l'épie dans la pénombre, brillant et incisif.
- Tu mens, affirme celle-ci sur un ton catégorique. Tu m'en as
suffisamment dit sur lui pour savoir que ce n'est pas son genre à faire ça.
Michèle ne proteste pas, un silence qui ne peut que la trahir, mais
étrangement elle ne se sent plus la force de se draper dans un manteau de
dignité froissée. A quoi bon puisqu'elle a été assez stupide pour se
confier à cette femme, des aveux que celle-ci utilise maintenant de façon
sournoise pour la contrer avec une logique imparable. La voix de Fiona se
fait de nouveau entendre, plus rauque, plus douce, comme une voluptueuse
caresse.
- Lécher le sexe d'une femme est la caresse la plus gratifiante et la
plus excitante qui existe, c'est lui rendre hommage, rendre hommage à sa
féminité, à ce qu'elle a de plus beau et de plus secret. Bon sang, ça je ne
m'en lasserai jamais, c'est trop fort, la reconnaissance et la découverte
de l'autre. Tu ne sais pas ce que tu rates à ne pas te laisser faire,
crois-moi que tu ne le regretteras pas, tu en redemanderas même.
Tout en parlant, elle ne cesse de la fixer intensément, un regard brûlant
qui subjugue.
- Laisse-moi te lécher partout, partout.
Elle la défie toujours du regard en l'enlaçant. Michèle semble paralysée,
tremblante de la tête aux pieds. Les mots crus et excitants que prononce
cette femme prennent corps et existence, enflammant ses sens. Elle s'en
laisse bercer, en état d'hypnose. Cette femme exerce sur elle une sorte de
fascination, ses façons directes, son désir primitif et impétueux ont
quelque chose de troublant et d'inquiétant. Jamais on ne lui a dit des
choses pareilles, jamais on ne l'a désiré si ardemment, et cette fièvre est
communicative. Elle s'en rend compte, veut échapper à son emprise :
- Non, je vous en prie, arrêtez.
Elle se ressaisit, se tortille pour s'écarter, bredouille :
- Prenez tout mon argent, j'ai beaucoup d'espèces, mais je vous en prie.
laissez-moi tranquille.
L'émotion lui coupe la parole. Fiona reste tout prés d'elle, sans la
toucher. Elle veut qu'elle sente sa présence, son parfum, son désir.
- C'est toi que je veux, pas ton sale fric.
Puis elle tend son bras droit d'un geste nerveux, lui touchant la joue.
Michèle tente de s'éloigner encore, mais se retrouve coincée contre la
portière. Elle ne bouge plus, pétrifiée, interdite. Fermement, Fiona lui
cloue les bras aux côtés, la tenant à sa merci. Sa voix est rauque
lorsqu'elle lui souffle prés de l'oreille :
- Michèle, tu es belle, si belle. Je veux t'embrasser toute la nuit, de
la tête aux pieds, millimètre par millimètre, te faire vibrer et crier.
- Non, je ne veux pas.
Fiona maintient sa prise en l'attirant à elle. Michèle gémit, fermant les
yeux comme pour échapper à ce qui l'attend. Le cour battant, elle sent un
effleurement aussi doux et sensuel que de la soie sur sa joue, puis une
haleine fraîche et parfumée sur ses lèvres, avec cette odeur de vanille qui,
légère et subtile, est très agréable, entêtante presque. Puis vient le
contact des lèvres sur les siennes, et une langue qui lèche sa bouche, sur
toute la longueur, savamment et doucement. De surprise, Michèle s'entend
gémir, ouvre les yeux, puis les referme aussitôt. Sa bouche reste également
close tandis que Fiona promène toujours la sienne aussi langoureusement, de
façon paresseuse. C'est si agaçant que Michèle finit par entrouvrir ses
lèvres. Aussitôt, une langue fébrile glisse entre ses dents et visite
fougueusement l'intérieur de sa bouche, quémandant un échange qu'elle ne
lui accorde pas, se contentant de se laisser embrasser. Son cour se met à
battre plus vite devant l'insistance de la bouche audacieuse qui ne cesse
de la relancer et la provoquer avec un art divin, exigeant toujours de sa
part une réaction. C'est un contact doux, ardent et mouillé, si grisant
que, malgré elle, par instinct, sa langue se met alors en mouvement, allant
timidement à la rencontre de celle de sa partenaire. Elles se nouent et se
frottent délicieusement l'une contre l'autre, dans un baiser de plus en
plus fougueux et audacieux. Paniquée, Michèle réalise brusquement ce
qu'elle fait. Haletante, elle s'écarte pour reprendre son souffle et ses
esprits. Fiona ne lui laisse aucun répit. Elle l'embrasse dans le cou,
remonte jusqu'au lobe de l'oreille qu'elle mordille tendrement. Michèle
sursaute, s'accroche à elle comme une noyée en se faisant toute molle. En
revenant à sa bouche, Fiona la contemple une seconde, avec avidité, comme
une proie à dévorer. Michèle a le feu aux joues, son menton tremble. Elle
croise son regard, et y lit une telle ardeur qu'elle se sent perdue.
Fiona profite de ce désarroi pour glisser une main sur sa gorge, effleurant le col
du chemisier avant de défaire le premier bouton. Au fur et à mesure qu'elle
la déshabille, ses gestes se font plus fébriles, plus impatients, fixant
fiévreusement la peau nue, blanche et délicate du cou, puis la naissance des
seins fermes et laiteux qui tendent avec insolence le soutien-gorge qu'elle
dégrafe prestement. Sa respiration s'accélère en dévoilant le galbe parfait
d'un sein, qu'elle effleure du bout des doigts. Michèle sursaute encore,
se laissant toujours faire lorsque Fiona se dépêche de libérer les derniers
boutons. Se laisser dévêtir par une femme lui monte à la tête, elle râle et
pousse un petit cri éperdu lorsque sa partenaire lui dégage l'autre sein en
écartant complètement le chemisier. Sans force, elle bascule en arrière,
nouant ses mains autour de son cou alors qu'elles reprennent leur baiser,
encore plus brûlant. Fiona ne s'attarde pas, laissant descendre sa bouche
dans le cou qu'elle embrasse fougueusement, tandis que sa main droite se
referme sur un sein, le caresse. Michèle laisse échapper une sourde plainte,
se crispant brusquement. De ses deux mains, Fiona touche maintenant sa
poitrine, passant lascivement un pouce sur les bouts qui se dressent
instinctivement sous la caresse.
Michèle pousse des soupirs encore plus
forts lorsque la bouche se mêle au jeu, atteignant le doux renflement de ses
seins. D'abord, Fiona garde les lèvres serrés, saisissant les pointes pour
les agacer du bout de la langue, puis aspirant doucement en même temps.
Ensuite, elle laisse sa langue ramollir, tournant autour des aréoles en
suivant le tracé pour finir par picorer les extrémités d'une façon
diabolique, passant d'un sein à un autre pour maintenir la fièvre érotique
qui vient de posséder sa nouvelle conquête. Michèle lui aurait certainement
tout cédé si, malheureusement, une voiture ne s'était approchée à cet
instant. Toutes deux se crispent alors que les feux de croisement passent
sur la voiture, éclairant furtivement l'intérieur. C'est une brève
interruption, mais malheureusement suffisante pour briser le charme.
Retrouvant ses esprits, Michèle la repousse avec l'énergie du désespoir.
Catherine veut reprendre les choses là où elles en étaient mais le visage
de sa partenaire prend un air si malheureux et apeuré qu'elle sent ses
résolutions faiblir. Après tout, ce n'est que partie remise. Sans
l'avertir, elle quitte brusquement le véhicule. Michèle se demande encore
ce qui se passe lorsque sa portière s'ouvre d'un coup. Fiona lui ordonne
sur un ton sec.
- Sors, c'est moi qui prend le volant.
Michèle a du mal à revenir sur terre.
- Pour aller où ?
- Loin de la route principale, on n'est pas tranquille ici.
Nelie Gloria.
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