« Ce papier est ta peau. Cette encre est mon sang. J'appuie
fort pour qu'il entre ». Jules et Jim. François Truffaut.
Julia a sept chats noirs - des félins de gouttière. Elle
habite une petite maison cossue dans un trou perdu; près
de la frontière. Elle est seule depuis la mort inopinée
de son mari - deuxième coup de poignard du destin (le premier
arrive : patience). Pas d'amis. Pas d'amants. Rien. Sauf
les sept chats et un énorme vibromasseur qui est la réplique
exacte du sexe de son mari - au millimètre près.
Deux ans déjà que, pendant la crémation, toute la famille
en pleurs s'était tapée les quinze minutes vingt-cinq du
Boléro de Ravel - dernière volonté du mari de Julia. Depuis
lors, elle avait rompu tous les liens avec les siens. Deux
ans déjà qu'elle reste cloîtrée et enfermée dans sa bicoque.
Prostrée. Neurasthénique. Après quinze années de vies communes;
on peut la comprendre. Robe blanche et tout le tralala à
dix-neuf ans et puis le premier coup de poignard du destin
(le voilà) : l'onctueuse semence de son époux était « infertile
» tel du jus de chique. Lui, le fils et petit-fils d'éleveurs
de chevaux pur-sang, tu parles d'une déveine! Son con de
mari avait tout de l'étalon mais ses spermatozoïdes ne valaient
que tripette - adios donc, le ou les bambinos.
Julia reporta son amour sur les chats et devint « chienne
et vache avec son homme ». Elle l'épuisait dans tes parties
de jambes en l'air à n'importe quelle heure du jour et de
la nuit et, à ces jeux-là, l'un et l'autre, disposaient
des armes adéquates. Il était membré d'un piston infatigable
et Julia, plus chaude qu'une caille, jouissait comme d'autres
éternuent au moindre pollen respiré. Toutefois, le pauvre
gaillard était presque mort à la tâche : son coeur l'avait
lâché un matin alors qu'il désengorgeait une cornière du
toit - on avait dû faire appel aux pompiers afin de descendre
le corps curieusement bloqué par l'auvent situé juste au-dessus
de la chambre à coucher
. . . . . .
En fin de soirée, les sept chats viennent se pelotonner
autour de Julia alanguie sur son lit coiffé d'un baldaquin
romantique. Elle se plante le vibromasseur là où il lui
sied de se le planter pendant que sa cour de félin ronronne
autour de ses reins. Il n'y a pas vraiment de plaisir. De
la masturbation sans transes. Voyage dans un vagin sec de
sexe masculin. Caoutchouc en en lieu et place de la chair
vivante de son homme... Tristesse sans fin. Ersatz brutal
de fausse tendresse
|
. . . . . .
Trois jours avant Noël de cette année-là, j'apportais le
courrier de Julia et j'eus directement le coup de foudre
en la voyant attristé. Le visage baigné de larmes. Un cousin
éloigné refusait de venir passer quelques moments avec elle
à l'occasion des fêtes de fin d'année. Moi, Franz, je n'avais
pas décliné son invitation. Facteur des villes on m'avait
envoyé à la campagne par manque d'effectif. Sans attache
particulière dans la capitale, j'avais accepté ce transfert
comme « on s'embarque vers l'inconnu » - expression à l'eau
de rose, je vous l'accorde, mais je ne sort pas de l'E.N.A.
Partager mes nuits et mes jours de congé avec sept chats
et Julia tient du bonheur sans nuage. Le bonheur parfait.
Sauf que depuis quelques heures, il y a du nouveau dans
la concorde et le comportement de notre couple.
Au cours de la nuit, elle m'a réveillé en sursaut. Elle
avait la même voix chantante mais physiquement un changement
indéniable s'était opéré à mon insu. Un changement si proche
du roman de Kafka que s'il n'était vraiment vrai de vrai,
je n'aurais jamais osé vous le révéler. Un céphalopode.
Un poulpe? Une pieuvre?... Oui, Julia avait huit longs tentacules
mobiles dont les multiples ventouses se comportaient comme
autant de bouches soumises qui couvraient mon corps de baisers
sirupeux. Dans la masse gélatineuse et rose « du visage
», ses iris verts exprimaient ni stupeur ni crainte. De
la gaieté au contraire! De la pleine joie! Les sept félins
noirs, disposés aux abords du vaste lit, sommeillaient -
indifférents de prime abord? Mes cheveux auburn ne pouvaient
pas se dresser sur ma tête vu que je me rase le caillou
tous les matins. Sans ça, sûr qu'ils se seraient hérissés
de trouille et d'incrédulité. Ce fut alors que ma poulpette
se mit sur mon ventre et me fit l'amour comme si de rien
n'était. Comme si son corps de femme était en tout point
commun avec celui qu'elle avait une ou deux heures plus
tôt. Pendant que Julia me chevauchait à la hussarde, elle
me tint des propos inoubliables et qui me firent chavirer
de son côté aussi sûrement que un plus un font deux :
- Oui, Franz, mon chéri, mon gentil petit facteur des
campagnes, j'ai effectivement un tantinet un peu changée,
mais si mon corps de femme a changé par certains aspects
extérieurs, mon coeur et mon âme son pareils!; ma sensibilité,
mes sentiments, mes pensées, mes envies, mes besoins sont
tout à fait identiques! et si, maintenant, j'ai huit bras-tentacules,
c'est pour encore mieux t'aimer et t'enlacer!; non, mon
chéri, mon bien aimé, ne crains rien : cette espèce de mutation
radicale ne doit pas nous séparer, nous désunir! Tu verras
par toi-même que du matin au soir et du soir au matin, si
tu le désires, si tu le veux, de mon ventre; de mes fibres;
de mes ventouses-vulves et de toute la tendresse dont je
dispose en moi je t'AIMERAI...! Je suis plus que jamais
ta compagne, ta poulpette! tu dois me faire confiance :
le présent et le futur sont et seront à nous aussi vrai
que je m'appelle Julia fille de Eve et de Neptune!...
Je me suis alors levé et j'ai mis le CD du Boléro de Ravel
- Julia ne pouvait plus ni l'entendre ni l'écouter depuis
la crémation de son époux - et nous avons fait l'amour dans
une joyeuse débauche de ventouses suceuses et de mes bras
et de mes jambes qui ne savaient plus où donner de la tête!
Du délire. Des visions et des sensations premières... Prodigieuses...
Et pendant les quinze minutes vingt-cinq du Boléro, je n'ai
pas arrêté de dire combien je l'aimais et combien elle devait
effacer de sa mémoire les images terrifiantes, les images
infernales de la crémation de son mari; et dans ses iris
verts il y avait la lueur des flammes du passé que les larmes
du présent noyaient peu à peu comme le sable des plage absorbe
les reliefs irisés des vagues mortes...
. . . . .
Je peux vous certifier que, depuis ce fantastique boléro,
Julia et moi nous envisageons les semaines et les années
à venir sans résistance aucune. Sans appréhensions. On va
d'abord quitter ce trou perdu - les sept chats noirs? ils
nous accompagnent voyons! - pour aller nous installer de
l'autre côté de la frontière où l'Océan immense nous attend.
Ce sera l'idéal, le pied complet pour Julia : l'élément
liquide pour ses ébats matinaux et pour son équilibre de
femme-poulpe. Pour bibi : travail, farniente et plaisir
de voir grandir nos bambinos. Et puis, je ne serai pas en
manque d'encre car à chaque orgasme ma poulpette libère
un fluide noir, sans danger, qui à le goût et la saveur
des fruits de la Passion. De quoi rédiger de vrais romans
à l'eau de rose ou des contes à dormir debout
. . . . . .
Et c'est ainsi que, de l'union et de la romance de deux
êtres opposés, de deux êtres totalement différents, naquit
une ribambelle d'enfants de sang-mêlé élevés dans la tolérance
et l'acceptation de l'AUTRE.
Quant à l'énorme vibromasseur qui était la réplique exacte
du sexe du mari de Julia, nous sommes monté en haut de la
falaise mauve pailleté d'or et ensemble nous avons lancé
au loin l'engin en caoutchouc dans les flots immortels de
l'Océan. Le ciel était très clair, un vent léger et chaud
caressait nos visages heureux; les bras-tentacules de Julia
enroulèrent ma taille puis mes épaules; l'herbe était douce
et nos fidèles chats noirs formaient une ronde ravie autour
de nous. Une montgolfière passa au-dessus de la falaise
et son ombre effleura puis coiffa un instant notre couple
et les félins : elle avait la forme élégante d'un grand
baldaquin romantique; un authentique et fugitif ciel de
lit en plein jour. De la nacelle, un couple d'aérostiers
nous faisait de grands signes de la main. Nous y répondîmes
aussitôt, puis, sans hâte et tout en chantonnant, nous reprîmes
le chemin du retour. A mi-pente de la montagne, nous apercevions
déjà le toit hospitalier de notre chalet. Dans la prairie,
nos enfants montaient leurs poneys. Julia et moi, nous avions
une faim de loup.
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