Patricia, essoufflée, s'adosse contre la porte de sa chambre.
Son cour bat la chamade, et elle plaque sa main contre sa
poitrine, comme si cela pouvait en atténuer les battements
désordonnés. Quelle idiote ! Elle maudit son caractère introverti.
Elle a paniqué, fui comme une voleuse, au lieu de se montrer
drôle et pittoresque. Que va penser cette femme ? C'est
certain qu'elle a laissé une mauvaise impression, et l'envie
de lui courir après pour rattraper le coup et lui donner
une autre image d'elle la tenaille un instant. A quoi bon
? Elle ne ferait qu'aggraver les choses, elle a été suffisamment
ridicule comme ça. Elle se connaît trop, et surtout connaît
ses réactions lorsqu'elle vient de tomber amoureuse. Car
c'est bien de cela dont il s'agit. Elle ne sait pas trop
si c'est un coup de foudre, mais cela y ressemble en tout
cas, avec les mêmes symptômes : gorge sèche, tempes bourdonnantes,
le cour et tout le reste qui s'affolent. La totale, quoi
! Et, en plus, il y' a eu l'étonnement de la reconnaître
et de la voir ici : Inès, la romancière qui sait si bien
faire entrer le rêve dans le cour des femmes, celles qui
croient encore au grand amour. Ses livres, elle en a lus
quelques uns, emportée malgré elle dans ce tourbillon et
ce foisonnement de beaux sentiments, mais avec malgré tout
une différence : le prince charmant était une femme, une
très belle femme. Un peu comme Inès : jeune, talentueuse
et passionnée, d'une beauté qui se passe d'artifice, à la
fois sensuelle et naturelle.
Elle avait suivi sa carrière avec beaucoup d'attention,
l'avait vue à quelques interviews alors qu'elle connaissait
le succès, et à chaque fois c'était le même charme qui opérait.
Humble et pudique, elle rayonnait de douceur et de générosité,
sans jamais prendre la grosse tête. La voir si brutalement,
en chair et en os, était un choc auquel elle n'était pas
préparée et dont elle aura du mal à se remettre. La perspective
de tomber amoureuse, au lieu de l'effrayer, l'emplit de
joie et d'émotions nouvelles. C'est comme s'engager sur
une nouvelle route dont on ignore tout, avec tout le long
des imprévues, des obstacles, des moment d'intense bonheur
ou de profonde tristesse, mais avec toujours cette sensation
de se sentir vivante et passionnée.
C'est l'esprit encore confus qu'elle entre enfin dans la
chambre. Corinne l'attend, assise dans le lit, ses seins
épais tressautant alors qu'elle se redresse davantage, faisant
glisser le drap jusqu'au nombril. Sans le vouloir, elle
adopte une attitude voluptueuse, étirant ses jambes musclées
et charnues en les écartant légèrement, rejetant en arrière
le buste afin de faire saillir sa lourde poitrine. Patricia,
malgré elle, apprécie le spectacle. La savoir entièrement
nue lui donne des bouffées de chaleur. Elle a honte des
envies qui l'assaillent, surtout après avoir ressenti une
minute auparavant une folle attirance pour une autre femme,
mais il y' a longtemps qu'elle a cessé de se poser des questions
sur ses propres pulsions animales. Elles ont fait l'amour
une bonne partie de la nuit, imprégnées par le luxe et la
sensualité des lieux, gagnées par une fièvre qu'elles n'avaient
pas connue depuis longtemps. Après, Corinne avait eu besoin
de récupérer en faisant le tour du cadran, complètement
vidée et courbatue. Patricia, elle, pouvait déployer une
vitalité sexuelle qui, loin de l'épuiser, stimulait toujours
d'autres envies. Ses ressources étaient inépuisables. Elle
pouvait faire l'amour une à deux fois par jour sans la moindre
difficulté, et cette pratique quotidienne la conservait
souple, fougueuse et endurante, renouvelant des énergies
toujours plus performantes. Ce sont ces mêmes besoins qui
la poussent maintenant à s'agenouiller devant sa maîtresse,
dégageant d'un geste brusque le drap qui la recouvre. Corinne
tend le bras, essayant de se recouvrir, et proteste d'une
voix pâteuse :
- Non, Patricia, par pitié. J'en peux plus.
Les lèvres de celle-ci effleurent ses mollets, remontent
le long des cuisses, passant de l'une à l'autre sur le versant
intérieur, là où la peau devient de plus en plus douce,
jusqu'à l'aine. Ensuite, du bout de la langue, elle écarte
les boucles brunes du sexe, se faufile dans une féminité
encore sèche et étroite. Il en faut plus pour la décourager.
Doucement, elle fait aller et venir sa langue le long de
la fente, titillant à chaque passage le clitoris. Elle joue
savamment à attiser le désir, progressivement, accélérant
peu à peu la pression, glissant partout, vrillant, suçant,
lapant avec une redoutable agilité, sans ignorer la moindre
partie intime. Déjà, une douce moiteur se répand dans les
chairs dilatées qui ne cessent de s'ouvrir davantage. Il
en émane une odeur entêtante et caractéristique, si familière.
Un arôme que Patricia adore, comme le plus grisant des parfums,
et dont elle ne pourra jamais se lasser. L'odeur de la femme,
de l'excitation, dans ce qu'elle a de plus secret et de
plus intime.
Une porte ouverte sur un territoire infini, sans cesse à
conquérir et à explorer, réservant toujours de nouvelles
surprises. Le corps de son amie, après tout ce qu'il a subi
cette nuit, en est la preuve vivante alors qu'il vibre,
frissonne, se tend à l'appel d'une sensualité latente. Le
vagin s'ouvre et s'humidifie à chaque coup de langue qui
pénètre plus profondément. Vaincue, Corinne ouvre les yeux,
se redresse souplement, pour voir, pour admirer, mais les
referme vite quand elle constate que l'ange a encore laissé
place à un démon lubrique et déchaîné. C'est toujours aussi
déroutant. Aussi, elle se laisse aller en arrière, caressant
tendrement les cheveux de sa compagne, comme pour l'encourager
à persévérer, se tordant de plaisir et gémissant sans retenue.
Patricia continue de laper voracement son vagin, y mettant
aussi les doigts pour mieux écarter la vallée secrète. Corinne
n'y résiste pas. Elle agrippe plus violemment la longue
chevelure alors que son ventre roule ardemment, secoué par
les spasmes de la délivrance qui, si soudain, la fait crier
de plaisir. Encore une fois, elle a joui avec une violence
inouïe, incapable de lui résister. Patricia excelle toujours
à tirer le meilleur profit de ses aptitudes et Corinne en
fait encore les frais. Sonnée, elle se redresse alors que
son amie part en arrière au pied du lit, écartant les jambes
pour y glisser ses deux mains. Ses doigts frôlent le bourgeon
sensible, le gratifiant d'une pression subtile de plus en
plus appuyée, alors que son autre main se promène dans la
vulve béante et chaude d'un vagin trempé, y faisant disparaître
quelques doigts. Elle étouffe un petit cri de bien-être
en se mettant à haleter bruyamment, plaquant plus étroitement
la paume de la main sur le clitoris, la pressant et la secouant
frénétiquement et de plus en plus vite alors que ses doigts
viennent et disparaissent aussi rapidement dans la fente
moite de son sexe. Ses hanches bougent au même rythme. L'autre
main remonte sur la poitrine, tord, pince et malaxe les
bouts des seins, plus particulièrement le gauche qui se
révèle plus sensible, si sensible qu'elle est à la limite
de la douleur.
Elle respire toujours plus vite et plus fort, paupières
mi- closes sur des yeux révulsés, et bouche entrouverte
sur un sourire à la fois ravi et enfantin. Ses joues sont
roses d'excitation, ses lèvres gonflées d'un désir primitif
qu'elle se mord de temps à autre avec une expression heureuse.
C'est à travers un brouillard que Corinne la laisse se donner
du plaisir, habituée à ce genre de débordements excessifs.
Quand elle était possédée par ce genre de crise d'érotisme
forcené, il n'y avait rien à faire, sauf la laisser se débrouiller
toute seule. Le spectacle est aussi érotique qu'impudique.
Même dans les positions les plus indécentes, Patricia sait
garder intact cette part de fraîcheur et d'insouciance qui
la rendent si émouvante.
Corinne se demande, en la contemplant dans ses plaisirs
solitaires, comment une jeune femme pouvait mélanger autant
d'innocence et de perversité. Derrière ce visage angélique,
il y' avait une part d'ombre inquiétante, une âme dépravée,
égoïste et torturée, ne vivant que pour assouvir ses envies
insatiables, en quête permanente d'absolu et de dépassement
de soit- même qu'aucune femme ne serait capable de lui apporter.
Pourtant, cela faisait quatre ans qu'elles vivaient ensemble.
Corinne avait été touchée par cette jolie sirène aux yeux
verts, triste et pathétique, incapable de communiquer, mais
elle avait réussi à gagner sa confiance. Si, dans la vie
de tous les jours, c'est elle qui prenait toutes les décisions,
elle devait s'avouer à la traîne sur le plan sexuel, totalement
dominée et impuissante. A la longue, elle avait baissé les
bras , incapable de faire face à des exigences toujours
plus grandes. Pour elle, cette soif intarissable de plaisirs
était une source permanente de questions et de remises en
question. C'était la peur de ne plus faire le poids, d'être
dépassée, d'être larguée, que son amie aille trouver ailleurs
ce qu'elle ne pouvait plus lui apporter. Cette idée lui
est brutalement insupportable. Son cour en fait des bonds
désordonnés, ses yeux se brouillent de larmes.. Ne pas pleurer,
ne pas dévoiler ses faiblesses, se protéger derrière une
carapace d'insolence et d'agressivité, voilà les mots d'ordre
sur lesquels elle se concentre de toutes ses forces. Ce
sont ses seules armes. Elle tente toujours de contrôler
ses émotions alors que, devant elle, bras et jambes en croix,
le corps luisant de transpiration, son amante s'agite et
se cambre, tétanisée par l'orgasme. Cela ne lui suffit pas
et elle repart de plus belle dans d'autres postures plus
indécentes, en proie au délire. Les autres orgasmes semblent
ne jamais l'achever. Furieuse, bondissante, elle se tord
en tout sens comme une forcenée, alliant fougue et souplesse
avec une endurance inépuisable. Enfin rassasiée, toute frémissante,
elle se blottit dans les bras de Corinne qui, essuyant vite
ses larmes du revers de la main, l'accueille avec tendresse.
Elle lui laisse reprendre son souffle avant d'engager la
conversation :
- Ma chérie, tu as repensé à notre discussion de l'autre
jour ? Tu sais, la solution que j'avais envisagé pour pimenter
notre vie sexuelle.
- Pimenter notre vie sexuelle ou briser la routine ?
- Cela revient au même.
- Je ne sais pas. Tu crois vraiment que c'est une bonne
idée, faire ça à trois ? C'est dangereux, cela peut casser
quelque chose entre nous. Il doit y' avoir d'autres moyens.
- Et lesquels ? A deux, on a fait tout ce qui était humainement
et sexuellement possible, dans tous les endroits inimaginables.
Je n'en peux plus de vouloir me surpasser ou tout mettre
en ouvre pour te surprendre et te satisfaire. C'est au-dessus
de mes forces tout ça, je n'y arrive plus.
Sa voix se brise alors que des sanglots la secouent. Patricia
se serre contre elle.
- Excuse-moi, mon cour. Je te fais tant souffrir. Je suis
un monstre d'égoïsme avec mes saloperies de pulsions que
je n'arrive pas à contrôler. C'est effrayant, moi aussi
je me fais peur.
- Alors fais-moi confiance. Je ne veux pas te perdre, et
c'est ce qui risque de se passer si on ne fait rien. Tu
iras voir ailleurs, je le sais.
Patricia se pelotonne contre elle, comme une petite chatte
câline qui recherche chaleur et réconfort.
- Jamais je ne te quitterai. Je t'aime trop.
- Moi aussi, si tu savais à quel point. Justement, s'il
y' a vraiment de l'amour et de la confiance entre nous,
on peut tout se permettre et tout essayer pour sauver notre
couple.
Patricia dissimule un sourire satisfait. Câline, elle caresse
amoureusement le dos de son amie. Depuis le début, cette
idée de faire l'amour avec une tierce personne l'avait émoustillée
au plus haut point. Toutefois, elle avait feint l'embarras,
pour que la décision vienne vraiment de Corinne et qu'elle
n'ait jamais rien à lui reprocher si cela tournait mal.
- D'accord. On peut toujours essayer. Mais avec qui ? Il
faudrait trouver une femme qui nous plaise à toutes les
deux, cela ne va pas être facile à trouver.
- Qui sait ? Apparemment, d'autres invitées viennent d'arriver.
Rien que des femmes d'après ce que j'ai entendu dire. On
trouvera peut-être notre bonheur.
Elle s'interrompt un instant, comme hésitant à poursuivre.
- Hier soir, j'en ai vu une, très jolie, vraiment délicieuse.
Tu sais, l'actrice Claire Broustal.
Patricia approuve silencieusement. En effet, elle l'avait
vue dans un film qui avait eu de bonnes critiques et elle
avait été tout aussi séduite par le charme vivifiant de
l'actrice principale.
- Excellent choix. Sauf que tu oublies une chose : elle
est mariée, avec un enfant il me semble. Donc je ne pense
pas que les femmes soient son truc .
- Parce qu'elle n'a pas goûté à ton savoir-faire. Elle est
venue seule, on ne risque rien d'essayer. Qui ne tente rien
n'a rien.
Patricia sent sa respiration s'accélérer. Elle pense à quelqu'un
d'autre.
- Moi aussi j'ai vu une très belle femme tout à l'heure,
encore plus craquante que ton actrice. La romancière Inès
Genest. Tu connais ?
- De nom, oui. Je l'ai aperçue une fois à la télévision,
une émission barbante à mourir, genre littéraire. Mais j'ai
jamais lu ses bouquins. Trop intellos.
- Tu te trompes, elle écrit des livres à l'eau de rose.
Enfin, peu importe. Elle, au moins, est célibataire, sans
attache.
- Exact, mais je la vois vraiment pas faire ça avec des
femmes. Elle a l'air si coincée, si sage.
- Moi aussi j'ai l'air sage, et tu es bien placée pour savoir
que je trompe mon monde. Inès est peut-être de la même trempe.
- En effet. Tu vois, ce ne sont pas les candidates qui manquent
à l'appel ! Attendons de voir les autres invitées ? Bientôt
on aura tellement l'embarras du choix qu'on ne saura plus
qui choisir.
Elles se serrent amoureusement l'une contre l'autre en éclatant
de rire. Corinne est ravie. Rien que le fait d'en parler
et déjà elles ont retrouvé une complicité et excitation
mutuelles. Tout s'annonce à merveille.
L'immense et luxueux salon scintille de mille feux avec
ses lustres de cristal, ses chandeliers de verre, ses statues
et armures anciennes qui reflètent toutes les lumières.
Un banquet royal s'étale sur une longue table recouverte
de soie, déjà prise d'assaut par les invitées qui, coupe
de champagne à la main, se régale entre les conversations.
Pourtant, au début, l'ambiance avait été discrète, timide,
où chacun se jugeait et se jaugeait avec méfiance. Leur
hôte, après avoir reçu des hommages dignes d'un souverain,
avait fait les présentations. Puis, repas et alcool aidant,
la glace s'était brisée, les langues s'étaient déliées,
les rires avaient fusé là et là avec décontraction. Maintenant,
la fête bat son plein. Maria interprète quelques-unes de
ses dernières chansons, installée confortablement derrière
un piano. Balade nostalgique qui parle de son pays, avec
émotion et ferveur. Sa voix chaude et rocailleuse, presque
masculine, contraste avec sa sensualité animale et ses dé
hanchements lascifs qui rendent l'atmosphère à la fois lourde
et intime, chaude et feutrée. Inès, fascinée, a la chair
de poule en l'écoutant, imprégnée par des paroles et mélodies
qui lui rappellent tant son pays aimé. Elle se sent étrangement
bien, assise avec décontraction dans un lourd fauteuil.
Claire se penche vers elle.
- C'est une femme fascinante. J'adore ses chansons.
Inès approuve de la tête. C'est là un avis général apparemment,
excepté une femme qui arbore une moue dédaigneuse, parlant
et riant très fort et faisant tout pour se faire remarquer,
sans le moindre respect pour l'interprétation de Maria.
Inès et Claire ne dissimulent pas leur agacement, se regardant
d'un air entendu.
- Elle est vulgaire, sans aucun savoir-vivre. Je vais aller
lui dire deux mots.
Claire veut se lever mais Inès la retient.
- Laisse, ce n'est pas grave. Elle est complètement ivre,
je ne crois pas qu'elle soit en état de comprendre quoi
que ce soit.
- Ce n'est pas une raison.
Elle traverse le salon d'un pas vif et décidé. Inès la trouve
d'une beauté piquante dans sa robe à manches longues en
mousseline de soie imprimée et dentelle, lui donnant une
allure légère et aérienne dans ses mouvements. Une casquette
en velours côtelé encadre sa tignasse blonde aux boucles
désordonnées, mettant davantage en valeur son splendide
visage rayonnant de malice et de fraîcheur. Ce look décontracté,
un peu été indien et folk, lui va à ravir. Sans hésiter,
elle se dirige vers la femme aussi bruyante que grossière.
C'est Corinne. Comme les autres invitées, elle est connue.
Star rock trash et déjantée, elle joue de son image rebelle
jusqu\'à outrance. Elle règle ses comptes à travers ses
chansons, crachant sa haine et son mépris, rejetant l'ordre
moral et les valeurs puritaines d'une société conventionnelle,
et revendiquant surtout son homosexualité comme un droit
à la différence, avec insolence et fierté. Elle a le look
adéquat : pierçing sur le nez et la langue, cheveux noirs
en bataille, Rimmel à gogo aux yeux, lèvres charnues maquillées
d'un noir profond pour accentuer la blancheur de sa peau.
Baggy taille XXL deux fois trop grand, tee-shirt trop large,
poignets de cuir cloutés, toute la panoplie d'une jeunesse
marginale qui veut se démarquer. Et elle y réussit à la
perfection. Inès trouve cela dommage, car sous la façade
tape-à-l'oil rayonne un beau visage aux traits lisses et
réguliers, d'une grande douceur. Petite et dodue, elle dissimule
tant bien que mal des formes avantageuses sous des vêtements
trop amples, comme un complexe, au lieu de mettre en avant
toutes ces rondeurs qui sont là les attraits d'une féminité
dans toute sa splendeur. Elle se tait alors que Claire,
la rejoignant au bar, semble lui parler durement. Et, chose
incroyable, le visage de Corinne se fend d'un radieux sourire
et elle se met à parler avec volubilité. A son tour, Claire
se détend et les deux femmes conversent avec sympathie.
Apparemment, Claire s'est trouvée une fan. Près d'elles,
Maria arrête de chanter, acceptant les applaudissement avec
modestie. Elle se dirige vers le buffet, boit goulûment
un cocktail de fruits avant de prendre un verre alcoolisé
et de se diriger à côté de Jean Vernier qui est en pleine
conversation avec Gabrielle. Celle-ci semble la féliciter
de sa prestation puis lui cède sa place volontiers, trop
heureuse d'aller trouver Inès qu'elle ne cessait d'observer
à la dérobée. Cette dernière la regarde marcher vers elle.
Une longue robe beige en crêpe de soie moule un corps voluptueux
d'où jaillit une superbe poitrine qui attire irrésistiblement
l'oil, grâce à un décolleté vertigineux . Classe, distinction
et érotisme torride, voilà les mots qu'aurait employés Inès
pour décrire cette somptueuse créature. Elle a un front
haut bombé, un long visage ovale, presque triangulaire,
et de magnifiques yeux très noirs, brûlant d'une expression
hautaine sous les sourcils fins et arqués. Sa bouche est
grande, bien dessinée, aux lèvres pulpeuses. Ses longs cheveux
roux cascadent en vagues brillantes sur ses épaules. Elle
s'assoit avec distinction dans le canapé qui se situe à
droite d'Inès, croisant aussitôt ses longues jambes aussi
parfaites que le reste.
- Enfin, depuis le temps que je voulais faire votre connaissance
! s'exclame t- elle avec ravissement en lui tendant la main.
Sa main délicate, aux doigts fins et lourds de bagues luxueuses,
se referme autour de celle d'Inès, dans un long mouvement
caressant.
- J'aime beaucoup ce que vous écrivez.
Elle ne cesse de lui faire des éloges et Inès, malgré tout
flattée, garde une certaine réserve en l'écoutant parler.
Etrangement, une sonnette d'alarme la prévient d'un danger
imminent, et une petite voix lui dit aussi que cette femme
n'est pas du genre à ouvrir des romans à l'eau de rose.
Elle répond quand même aux compliments.
- Merci, c'est gentil. Mon préféré est « Cyclone à St Domingue
», une histoire d'amour teintée d'exotisme qui m'a pris
beaucoup de temps, mais dont mes efforts ont été largement
récompensés.
- Bien sûr, j'ai adoré !
Inès sourit. Elle lui a tendu un piège et Gabrielle est
tombée dedans à pieds joints. Le titre de ce roman a été
écrit par une autre romancière, spécialiste elle aussi des
histoires d'amour. Inès s'apprête à entendre d'autres mensonges
et facéties aussi grotesques lorsque, brusquement, le visage
de Gabrielle se durcit. Son regard est maintenant franc
et direct.
- Vous n'avez jamais écrit ce livre, n'est-ce pas ?
- Exact.
- Bravo, vous m'avez bien eu ! C'est ce qu'on appelle se
faire piéger comme une débutante.
- Excusez-moi, c'était de mauvais goût.
- Pas du tout, je le méritais.
- Alors pourquoi cette comédie ?
Le regard de Gabrielle la pénètre d'une lave brûlante. Elle
la fixe toujours en répondant carrément :
- Parce que je voulais vous plaire. La flatterie est une
méthode usée jusqu'à la corde pour draguer, mais elle fait
toujours ses preuves. Sauf cette fois-ci.
- Oh !
Inès sent ses joues s'empourprer. Elle ne sait plus quoi
dire. Gabrielle semble ravie de l'avoir désarçonnée.
- Je vous gêne, n'est-ce pas ? Ne le prenez pas mal, mais
une femme aussi belle que vous doit avoir l'habitude de
se faire aborder de la sorte. Vous ne laissez vraiment pas
indifférente.
Le feu aux joues vient de gagner tout son visage, jusqu'à
la racine des cheveux. Elle ne sait toujours pas quoi répondre.
Gabrielle la dévisage avec autant d'intérêt que d'amusement.
Faire du rentre- dedans semble une habitude qu'elle maîtrise
à la perfection. Déroutée, Inès jette un regard éperdu tout
autour d'elle, par crainte que d'autres personnes soient
témoins de son embarras. Etrangement, la jolie domestique
brune, Florence, est la seule à regarder dans leur direction
, et ce avec un vif intérêt. Prise en faute, elle tourne
aussi vite la tête et s'empresse de remplir la coupe déjà
pleine de Claire. Or, s'il y' avait bien un verre à remplir
car il ne cesse de se vider aussi vite, c'était plutôt celui
de sa voisine, Corinne. Cette dernière se lève soudain de
sa chaise et porte un toast à la grande actrice Claire Broustal
qu'elle accapare toujours. Elle boit cul- sec, vacille en
arrière et se retient de justesse au rebord du bar. Claire,
avec un sourire indulgent, l'aide à se rasseoir. L'attention
d'Inès est détournée par Jean Vernier qui, tenant Maria
par la main, l'entraîne vers le fond du salon, prés d'un
lourd rideau. Là, l'endroit est à peine éclairé par une
lumière tamisée. Tous deux s'enlacent et entreprennent un
slow langoureux. Depuis que Maria a cessé de chanter, une
employée de maison s'est assise derrière le piano et joue
quelques airs langoureux avec discrétion. Ni trop fort ni
trop bas, pour ne pas noyer le brouhaha des conversations.
Personne ne fait attention au couple qui danse tranquillement,
invisible dans la pénombre. Inès cesse son regard circulaire
alors que Gabrielle s'approche d'elle en levant son verre.
- Trinquons aux femmes et à leur beauté.
- Santé.
Elles boivent ensemble. Evidemment, Inès a un cocktail sans
alcool. Elle ne veut surtout pas perdre la tête. Pourtant,
une impression de chaleur semble affluer dans tout son corps.
Inquiète, elle jette un regard intrigué sur son verre. Gabrielle
se penche encore un peu plus vers elle, la questionnant
:
- Un problème ?
- Non, rien. Dîtes, il n'y a pas d'alcool là-dedans ?
Gabrielle penche la tête en arrière et part d'un grand rire.
- Bien sûr que si. Fruits et alcool, ça fait très bon ménage.
Pas pour Inès. Au contraire, c'est totalement incompatible
avec ses hormones, la catastrophe assurée. Elle pâlit, posant
vite son verre par terre comme s'il s'agissait d'un serpent
vénéneux. Gabrielle l'observe avec ironie.
- Tu as désobéi à maman en buvant de l'alcool, et maman
va te donner une fessée, c'est ça ?
Inès lui jette un regard agacé. Ce n'est pas le soudain
tutoiement qui l'exaspère, mais la façon qu'à cette femme
de se moquer et la prendre au dépourvu. Elle n'a pas envie
de s'expliquer.
- Non, c'est rien.
Gabrielle hausse les épaules avec indifférence. Elle remarque
doucement :
- C'est une bonne idée de danser, tu ne trouves pas ?
- Quoi ?
- Je disais que c'était une bonne idée de danser. Cela ne
te dis pas ?
Là, Inès a bien entendu. Elle l'observe comme si elle avait
proférer une aberration.
- Non-merci.
- Pourquoi ?
- J'ai pas envie.
- Parce que je suis une femme ou tu n'aimes pas danser ?
L'indignation la fait bafouiller :
- Cela . cela n'a rien à voir. Quelle idée !
Le sang coure un peu trop vite dans ses veines, charriant
de la lave qui commence à la faire suer. Panique ou alcool
? Ou les deux à la fois ? Cette femme a le don de la dérouter,
et juste à un moment où elle a besoin de calme pour reprendre
ses esprits. Elle ne lui laisse aucun répit.
- Alors tu as peur de danser avec moi, une femme ?
Piquée au vif, Inès se lève de son fauteuil d'un seul bond.
- Peur de quoi ? C'est ridicule !
Gabrielle est déjà debout. Avec autorité, elle la prend
par la main.
- Alors prouve-le moi. Viens.
Sans la lâcher, elle l'entraîne au fond du salon. Elles
croisent Jean Vernier et Maria qui regagnent leur place,
ce qui n'est pas pour rassurer Inès. De plus, elle se sent
mal à l'aise dans sa tenue trop sexy et regrette maintenant
de s'être fait violence pour sortir de l'ordinaire : minijupe
en cuir blanc cassé, ce qui fait ressortir le teint mat
de ses longues jambes fuselées ; et un débardeur en résille
de coton, rebrodé de perles et de paillettes, si moulant
qu'il lui colle comme une seconde peau, faisant jaillir
avec agressivité ses seins un peu trop volumineux par rapport
à sa taille élancée. Tout ça parce qu'elle voulait faire
bonne impression auprès de Jean Vernier, persuadée d'avoir
un entretien confidentiel au lieu de se retrouver avec tout
ce monde pour un banquet de bienvenue ! On l'y reprendra
plus ! Elle se dit que c'est un peu tard pour les regrets
alors que toutes deux se retrouvent dans la pénombre. Réticente,
elle reste figée sur place, droite comme un piquet, et son
malaise ne fait que s'accroître lorsque Gabrielle, à deux
pas d'elle, se met d'abord à danser toute seule. Elle oscille
sur place, bras au-dessus de la tête, se déhanche souplement,
exagérant sa cambrure et faisant saillir ses seins en se
rapprochant d'elle petit à petit. Enfin, tout en se trémoussant
lentement, elle l'attrape par la taille et la colle fermement
à elle. Tendue, Inès se laisse guider. Elles pivotent au
rythme langoureux du slow. Imperceptiblement, Gabrielle
colle son mont de vénus contre le sien puis, tout en se
balançant, se frotte légèrement, avant de s'écarter à peine
pour recommencer son petit jeu. Abasourdie, Inès se laisse
faire sans trop comprendre ce qui lui arrive. La tête lui
tourne, elle se demande un instant si elle n'est pas en
train d'imaginer certaines choses obscènes. Ce n'est pas
possible, cette femme ne peut pas mimer un acte sexuel tout
en dansant avec elle. C'est si furtif, si insignifiant.
Son imagination lui joue des tours. Elle a de plus en plus
chaud alors que Gabrielle l'enlace plus étroitement, comme
cherchant à se fondre en elle, pour ne faire qu'une. Elles
sont si soudées l'une à l'autre qu'une feuille d'un millimètre
ne pourrait pas se glisser entre leur deux corps... Gabrielle
lui prend une main, la serre, entrelace leurs doigts. Puis,
en même temps, se cambre en arrière, écartant le haut du
corps en secouant les épaules et sa splendide poitrine.
Et, telle une ventouse, se recolle à elle. Seulement, cette
fois-ci, elle lui a emprisonné la main de sorte qu'elle
la plaque contre son sein droit et s'arrangeant pour que
chaque mouvement la fasse glisser un peu plus vers le sommet,
pour une caresse plus précise. Inès constate avec effroi
que la chair tout contre sa paume est ferme, tiède et d'une
douceur incomparable. Au lieu de ressentir du dégoût ou
de l'indifférence, voilà qu'elle se sent émue comme jamais
elle ne l'a été. De plus, il monte du corps de cette femme
une odeur exquise, ensorcelante. Et ces ondes lascives,
comme électriques, qui émanent de chaque atome de cette
chair blanche et parfumée, lui communiquant sa chaleur,
son désir, et l'enveloppant d'une sournoise faiblesse. Toutes
ces nouvelles sensations qu'elle n'a jamais connues et qu'elle
doit, là, dans les bras de cette troublante femme, affronter
d'un coup. L'affolement total intervient lorsque sa main
presse fortement le bout du sein droit. Elle pousse une
plainte éperdue, abasourdie de sentir le raidissement d'un
mamelon qui pointe et s'enfonce au creux de sa main. Et,
comme si cela ne suffisait pas, la main libre de cette diablesse
de femme qui, jusqu\'ici, lui caressait le dos, vient de
glisser sournoisement sur ses fesses. Au lieu de se dégager,
son corps réagit étrangement et instantanément en se collant
d'un seul élan contre Gabrielle, avec un long frisson voluptueux.
Cela en est trop ! Elle est fin saoule, voilà la raison.
Saloperie d'alcool ! Elle a un vertige, titube, s'accroche
au bras que lui tend Gabrielle. Elle retrouve vite ses esprits,
s'empresse de regagner sa place. Elle se laisse tomber sur
le fauteuil avec un soupir de soulagement. Sans avoir conscience
de caresser doucement l'intérieur de sa paume, là où la
pointe du sein l'a marquée d'une piqûre cuisante. Gabrielle,
avant de la laisser, exécute une révérence aussi théâtrale
que moqueuse pour la remercier. Avec, sur son visage, un
sourire narquois et victorieux. Elle s'est à peine éloignée
que Claire prend sa place.
- Et bien, Inès, tu aimes jouer avec le feu. Je tiens à
t'informer que cette femme aime les femmes comme toi et
moi aimons les hommes. En plus, ta tenue est pour elle une
incitation au viol.
- Je sais, merci du renseignement. On a juste dansé, il
n'y a pas de mal. Qui est-elle exactement, cette Gabrielle.
Je sais qu'elle est journaliste, je l'ai vue quelquefois
à la télé, mais elle dégage quelque chose de malsain, comme
un odeur de souffre et de scandale. C'est idiot, je sais
, je ne me l'explique pas.
- Voilà ce que c'est de se replier dans un chalet perdu,
ma chérie. Tu ne lis donc jamais les journaux people et
autres magazines à scandale ?
- Jamais.
- Et bien pourtant tu devrais. On y apprend beaucoup de
choses. Eux, la Gabrielle, ils la connaissent très bien,
ils se régalent de ses frasques autant nocturnes que sexuelles.
Elle est leur cible préférée et elle ne fait rien pour redorer
son image, bien au contraire... Ses écarts de conduite ont
pris en quelque sorte le dessus sur sa carrière de journaliste,
elle est devenue une figure emblématique et médiatique de
la Jet Set, aux ambitions aussi démesurées que ses appétits
sexuels. Seulement, à force d'étaler sa vie privée et ses
petites amies à tout bout de champs, le monde du journalisme
en a plus que marre de ses excès et le lui fait comprendre
en lui claquant furieusement toutes les portes au nez. Autant
te dire que sa carrière comme journaliste est foutue.
- D'où sa présence ici, je suppose ?
- Certainement. Jean Vernier a le pouvoir de relancer sa
carrière, à moins qu'elle veuille se reconvertir dans le
cinéma, ce qui est fort possible. Mystère. En tout cas,
elle n'est pas ici pour ses beaux yeux. Toutes ici, moi
la première, avons accepté l'invitation parce que nous avons
beaucoup à y gagner. Gabrielle est suffisamment calculatrice
et vénale pour en tirer les meilleurs profits et. Oh, excuse-moi
!
C'est son portable qui vient de sonner. Son visage s'illumine
d'une joie immense alors qu'elle engage la conversation.
- Mon chéri, je suis si contente de t'entendre. Oui, tout
va bien. Vous me manquez tant. Lisa est prés de toi ? Moi
aussi, je veux lui parler. Alors, ma chérie, tu es sage
avec papa ? Comment ? Tu as fait du poney et il est parti
au trot ! Et tu n'es même pas tombée ! C'est bien, tu es
une grande fille, maman est tellement fière. Les yeux imprégnés
de larmes, Claire adresse à Inès un sourire radieux avant
de s'éloigner et s'isoler au fond du salon. Inès l'envie.
Comme elle aimerait trouver l'homme de sa vie, avoir des
enfants, faire plein de projets. Claire, elle, a fondé une
famille et concrétisé le rêve de toute jeune femme. Inès,
par contre, est toujours seule, désespérément seule, continuant
de rêver et d'espérer, trouvant un exutoire au bonheur dans
les livres qu'elle écrit. Quelle triste constatation. Depuis
combien de temps n'a t- elle pas aimé, ressenti des émotions
et pris du plaisir dans les bras d'un homme ? Trois ans
déjà. Comme le temps passe vite. Cette longue abstinence
ne lui réussit pas, et peut s'avérer dangereuse. C'est certainement
ça, et l'alcool aidant, qui lui a procuré ces drôles de
sensations dans les bras de cette inconnue. Car s'il y'
a une chose dont elle est certaine, c'est qu'elle n'a jamais
été attirée par les femmes et qu'elle n'accepterait pas
que cela puisse lui arriver un jour. Imaginer cela est une
aberration pure et simple. Ses parents, fervents catholiques,
lui avaient inculqué des principes vertueux, une vision
pure et généreuse de la vie, et l'idée de piétiner ces valeurs
morales ne lui avaient jamais effleuré l'esprit. Bien sûr,
elle n'ignorait pas que l'homosexualité existait, mais elle
ne voulait même pas envisager l'aboutissement d'une telle
relation, physique comme morale, car c'était là un territoire
qui sortait de son idéal, un territoire aussi inconnu qu'incompréhensible.
Elle ne voulait même pas penser à ce que deux femmes pouvaient
faire ensemble. Sans doute faisaient-elles exactement la
même chose qu'un homme et une femme, alors pourquoi aller
contre la nature ? Après tout, c'était pas son problème.
Elle n'avait pas à porter le moindre jugement, les gens
faisaient ce qu'ils voulaient avec qui ils voulaient. Vivre
et laisser vivre, fermer les yeux et ne pas y réfléchir.
De toute façon, il n'y avait rien à dire sur ce sujet. Ne
faut-il pas de tout pour faire un monde ? Chacun trouve
son bonheur où il peut. Pour elle, le bonheur, le vrai,
le seul, ne pouvait se vivre et s'exprimer dans toute sa
plénitude qu'avec un couple hétérosexuel. Le parcours logique
et normal qui aboutit sur le mariage, les enfants, la maison
. Et, malgré sa tolérance, il n'y avait pas à revenir là-dessus.
Fin du débat. Armée de ses bonnes résolutions, elle chasse
de son esprit cette triste expérience du slow entre femmes.
Ses idées en redeviennent plus claires. Elle interpelle
l'employée de maison qui passe devant elle.
- Excusez-moi. Vous vous appelez Florence, c'est ça ?
- Oui, Madame.
- Dites, la boisson que vous m'avez servi était alcoolisé,
alors que j'avais bien spécifié une boisson sans le moindre
alcool.
La servante prend un air profondément ennuyé.
- Désolée, Madame. Je ne savais pas que c'était si important
pour vous. En vérité, ce cocktail est tellement léger, frais
et fruité, que je n'ai pas jugé utile de vous préciser ce
détail.
Son expression sincère et catastrophée lui fait pitié. Ce
n'est pas son genre de faire un esclandre. Et, après tout,
ce n'est pas bien grave, l'incident est clos. Elle lui sourit
chaleureusement.
- Bon, n'en parlons plus. Pourrai-je juste avoir un verre
d'eau ?
- Bien sûr, Madame.
Malgré elle, Inès suit des yeux la démarche chaloupée de
la servante qui en fait des tonnes pour attirer les regards.
Et ça marche. Gabrielle, installée nonchalamment au bar,
en garde le verre suspendu aux lèvres, tournant si vite
la tête en bravant le torticolis qu'un peu de boisson se
renverse et coule sur son menton. Elle en baverait presque
! Malheureusement, elle n'en a pas le temps car, tout prés
d'elle, Corinne fait un scandale, gueulant comme une chiffonnière.
- Ta musique, c'est de la merde !
Elle s'en prend à Maria qui, bouche bée, n'a pas le temps
d'en placer une, se faisant copieusement insulter. Corinne
titube devant elle, le visage livide, la bouche déformée
par un rictus mauvais qui, d'un coup, se fige dans un masque
de nausée et de douleur. Apparemment, la star-rock a surestimé
ses limites en matière d'alcool. Elle va s'écrouler au sol
lorsque Gabrielle, avec une irritation flagrante, la rattrape
et tente de la remettre sur pieds, aidée par une jeune femme
qui, jusqu'ici si discrète qu'elle en était presque invisible,
vole à son secours. C'est la farouche jeune femme qu'Inès
avait percuté dans les escaliers.
Toutes les deux la soutiennent pour la ramener dans sa chambre.
Maria, outrée, s'écrie :
- Bon vent ! Qu'elle aille gerber ailleurs !
Charmante ambiance. Cela arrache à Inès un sourire ! En
une soirée, elle vient de plonger dans le vif du sujet,
entre drame, haine et jalousie. C'est rock and roll, un
château de fous ! En plus, elle s'est faite draguer par
une femme, a même dansé un slow avec elle. Là, c'est du
vrai vaudeville ! Elle commence à regretter d'être venue
ici. Une semaine, cela va être long. Elle boit son verre
d'eau que Florence lui a apporté il y' a quelques minutes
auparavant, tire nerveusement sur sa minijupe après s'être
levée du fauteuil. Pour elle, il est temps de regagner sa
chambre. Il se fait tard. Un bisou du bout des doigts qu'elle
adresse à Claire, toujours en communication et en pleurs
avec son mari ou sa fille, et un grand bonsoir général à
toute l'assemblée avant de prendre congé. Un moment, elle
se perd, un dédale de couloirs et de portes qui semblent
identiques, puis elle retrouve enfin son chemin. Elle s'engage
dans le bon couloir lorsqu'un sanglot lui parvient. C'est
la jeune femme timide qui, seule, pleurniche dans son coin,
recroquevillée et adossée contre le mur, entre deux portes.
Inès, en s'agenouillant devant elle, prend soin de l'examiner.
Lèvres charnues, joues roses, visage pur et enfantin, teint
nacré qui rend son regard d'un vert émeraude encore plus
beau et plus intense, longue chevelure nattée qui descend
jusqu'au bas des reins, elle est d'une beauté à couper le
souffle. Avec cette fragilité et ce côté indomptable qui
la rend à la fois attachante et énigmatique. Inès avait
déjà ressenti cette impression lorsqu'elle l'avait brièvement
aperçue - et heurtée - à son arrivée.
- Tu ne vas pas bien ?
L'autre renifle et, sans lever les yeux, ronchonne :
- Si, si, tout va bien dans le meilleur des mondes. Je rayonne
de joie d'ailleurs !
Sans se laisser démonter, Inès insiste.
- Tu ne te sens pas à ta place, ici, hein ? Tu t'ennuies
car tu es si différente des autres. Moi aussi, je m'ennuie,
comme toi j'ai rien à faire avec tous ces gens qui adorent
s'entendre parler en pavanant comme des paons. Alors, puisque
qu'on est pareil toutes les deux, apprenons à nous connaître
et devenons amies. Tu veux bien devenir mon amie ?
Dans un geste à la fois nerveux et puéril, la jeune femme
essuie son nez de la main avant de réaliser qu'elle n'a
pas de mouchoir. Du coup, elle tire sur la manche de son
tee-shirt à l'en déformer pour finir de se nettoyer. Elle
regarde enfin Inès, un regard à la fois curieux et craintif.
- D'accord.
- Très bien. Alors appelle-moi Inès. Toi, si j'ai bien compris
lorsque Mr. Vernier a fait les présentations générales,
tu es auteur et compositeur, c'est ça ? C'est toi qui écrit
les chansons de Corinne ?
- En partie, oui. Je rends aussi d'autres services.
- Et ton prénom, c'est comment déjà ?
- Patricia.
- Et bien tu vois, Patricia, on est faîte pour devenir les
meilleures amies du monde car toutes les deux on se ressemble
beaucoup plus que tu ne le crois.
- Comment ça ?
- En plus de ne pas être à notre place ici, on fait un peu
le même boulot. Auteur, écrivain, c'est un peu pareil, on
joue avec les mots et les lettres.
- Sauf que vous parlez très bien. Moi, j'ai un mal fou à
communiquer, et c'est à travers les chansons que j'arrive
à exprimer certaines choses.
- Alors, de nous deux, c'est toi la seule et vraie artiste.
Alors Patricia lève des yeux émerveillés sur elle, la regardant
comme personne ne l'a jamais regardée, avec admiration et
dévouement. Inès se sent embarrassée, elle n'a pas l'habitude
de provoquer des sentiments aussi exaltés dans les yeux
d'une autre femme. Elle a l'air si perdue, si désemparée.
Inès, brusquement, a presque envie de la prendre dans ses
bras, la cajoler, la rassurer, et même l'amener avec elle
jusque sa chambre, dans son lit, et passer la nuit avec
elle, la serrant dans ses bras, pour lui dire que tout allait
bien, qu'elle était là maintenant pour s'occuper d'elle.
Un instinct maternel presque, l'envie d'être utile, de protéger.
Sauf que cette jeune fille a dépassé l'âge d'user ses culottes
sur les bancs d'école. Ce n'est plus une gamine, elle doit
avoir une vingtaine d'année, avec un corps splendide, à
la fois gracile et sensuel, des petits seins insolents aux
fesses rondes si joliment dessinées. Confuse, Inès se contente
de lui déposer un léger baiser sur le front avant de la
laisser. Avec l'horrible sentiment de l'abandonner. Sa culpabilité
n'aurait pas eu lieu d'exister si, à cet instant, elle s'était
retournée pour observer l'expression de la jeune femme.
Patricia n'a plus rien de la naïve enfant désorientée. Son
visage trahit le désir le plus primitif alors qu'elle suit
avec avidité chaque ondulation du corps à la fois souple
et voluptueux de la romancière.
Le léger rideau s'agite en laissant passer une brise délicieusement
fraîche. La tramontane vient de se lever. Inès s'étire en
ouvrant les yeux, puis se remet en boule au creux du lit.
Elle n'a pas envie de se lever. Elle traîne encore quelques
minutes avant de prendre son courage à deux mains. Après
la douche, elle enfile une robe légère, en dentelle finement
brodée par la main même de sa mère, et descend dans le parc
du château. Sur la terrasse, sous une tonnelle recouverte
d'un chèvrefeuille grimpant, aux fleurs blanches et odorantes,
l'attend une profusion de fruits, café et viennoiseries
qui lui ouvrent d'emblée l'appétit. Elle s'attable à côté
de Claire qui, bouche pleine, lui adresse un clin d'oil
jovial.
- T'as passé une bonne nuit ?
- Excellente.
Maria, fraîche et maquillée à la perfection, s'installe
à sa droite.
- Alors, les filles ? Que nous réserve cette belle journée
? Moi, je vais faire une petite ballade hygiénique. Qui
m'aime me suive.
Son visage se ferme d'un coup alors que Corinne, encore
toute ensommeillée, vient de se glisser de l'autre côté
de la table, entre deux lauriers roses en pot. Elle grommelle
un vague bonjour avant de se jeter sur un croissant. Claire,
discrètement, échange un regard entendu avec Inès. Pour
détendre l'atmosphère, cette dernière lance joyeusement
:
- S'il y' a des vélos, je suis partante pour une promenade.
Cela devrait être facile, le relief paraît assez plat.
- D'accord, je viens avec toi, s'écrie joyeusement Claire.
Un serveuse apporte du café. Blonde et presque rasée, le
visage émacié, c'est une grande fille sèche et autoritaire
assez androgyne, aussi jolie qu'étrange.
Apparemment, c'est la responsable des employées de maison
et elle prend son travail très au sérieux. Elle se prénomme
Fanny. Avant de repartir aux cuisines, elle dit à Inès :
- Monsieur vous attend dans son bureau, pour onze heures.
Soyez à l'heure, Monsieur ne tolère aucun retard.
Il faudrait être sourde pour ne pas comprendre le message.
Pour Inès, c'est reçu cinq sur cinq. En même temps, elle
est soulagée et ravie de ce rendez-vous. Elle n'est pas
là pour faire du tourisme, il lui tarde de se mettre au
travail.
- Le vélo, ce sera pour plus tard.
Claire acquiesce.
- Pas de problème. D'abord les affaires, ensuite le plaisir.
Maria renchérit.
- Vous verrez, tout se passera bien. Hier soir, j'ai eu
un petit entretien avec Jean, et j'ai eu tout ce que je
voulais obtenir. Il est tellement généreux.
- Surtout quand on y met le prix. Avec lui, rien n'est gratuit
!
C'est Gabrielle qui vient d'intervenir, s'asseyant prés
de Maria. Elle est habillée avec distinction, comme si elle
allait se rendre à une fête mondaine. La classe jusqu'au
bout des ongles... Elle fait la paire avec Maria qui l'accueille
avec ironie.
- Ne soyez pas cynique, ma chère. On sait toutes à quoi
s'attendre.
- Sauf notre jolie petite oie blanche. Elle ne se doute
de rien apparemment. Tout est si beau et si pur, comme dans
ses romans.
Inès se sent déstabilisée d'être si rapidement attaquée.
Pour la forme, elle veut répliquer mais Maria prend les
devants.
- Cesse de la taquiner, Gabrielle. Au moins, à rester naïve
et ignorante des choses de la vie, on ne devient pas cynique
et aigri. Et c'est pas plus mal ainsi. - Ah ? Et toi, Maria,
dans quelle catégorie tu te situes ? D'ailleurs, je ne savais
même pas que tu connaissais la signification du mot «naïf
», tu me surprends là.
Maria part d'un rire sec et forcé, prenant l'assemblée à
témoins.
- Mesdames, vous avez devant vous une femme de caractère
qui ne vit que pour les conflits et les rapports de force.
Si vous voulez qu'elle vous respecte, n'hésitez surtout
pas à la défier et lui tenir tête, sinon elle vous mangera
tout crû.
Une lueur d'amusement brille dans le regard de Gabrielle
alors qu'elle approuve avec emphase :
- Mais c'est pour ça que je t'adore, Maria, et que je te
respecte tout autant.
Elle reporte son attention sur Inès.
- Alors, quelle est la raison exacte de ta présence ici,
gentille petite fleur bleue ?
Inès prend la mouche. Sa voix tremble :
- La gentille petite fleur bleue doit écrire sa biographie,
c'est tout. On doit discuter des clauses du contrat, et
que j'en sache évidemment un peu plus sur sa vie.
Voilà, ce n'est un secret pour personne maintenant.
Elle se mord les lèvres. Pourquoi avait-elle besoin de se
justifier ?
Gabrielle, satisfaite de l'avoir piquée au bon endroit,
arbore un sourire victorieux.
- Oui, mais pourquoi toi, la spécialiste des romans sentimentaux
? Jean est tout sauf un sentimental, et sa vie l'est encore
moins. S'il t'a choisie, ma jolie, c'est qu'il doit avoir
ses raisons et un but bien précis.
- Et bien il se trompe s'il pense pouvoir m'acheter ! Et
puis, d'ailleurs, je lui fais confiance, il n'y aura rien
à négocier !
Sa voix est aussi résolue que ses bonnes intentions.
Inès se lève d'un bond de son fauteuil, n'en croyant pas
ses oreilles.
- Comment osez-vous me demander une chose pareille ? C'est
grotesque !
Elle respire profondément, à plusieurs reprises, contenant
difficilement sa colère. Stupeur, abattement, dégoût, tout
y passe et s'entrechoque dans sa tête alors qu'elle se met
à arpenter le bureau comme une lionne en cage. Si elle s'écoutait,
elle ferait ses valises dans la seconde pour s'enfuir le
plus loin possible de cet endroit décadent ! Incroyable,
elle nage en plein délire ! Jean Vernier se dirige vers
le bar et se sert un deuxième whisky. Sa démarche est semblable
à sa façon de s'exprimer : résolue et posée. Il laisse plusieurs
minutes s'écouler, sans dire un mot, l'observant tranquillement.
Il semble comprendre son indignation, l'accepte comme un
caprice qu'il faut laisser passer. Pour elle, c'est beaucoup
plus qu'un fâcheux contretemps. Soit, il a l'habitude d'obtenir
toujours ce qu'il veut, mais là il se met le doigt dans
l'oil s'il pense qu'elle va se prêter à cette sinistre comédie.
Sa voix tremble encore alors qu'elle manifeste son incompréhension
:
- Vous réalisez la gravité de votre demande ? Vous organisez
cette petite assemblée pour une semaine, une sorte de huit-
clos sordide et insolite, digne d'un roman policier façon
« Les dix petits nègres ». Et là, le deuxième jour, vous
m'annoncez tranquillement que toutes les femmes ici présentes
sont certainement lesbiennes, que l'une d'entre elles a
été la maîtresse de votre défunte femme et sans aucun doute
la responsable de sa mort prématurée ! Et moi, simple romancière,
je dois jouer les flics d'opérette pour vous aider à démasquer
la coupable. Mon seul indice : un tatouage ridicule juste
au-dessus du pubis. Un petite fleur, une rose rouge. Et
vous me demandez maintenant de vérifier sur toutes ces femmes
l'existence ou l'absence de ce tatouage ! Et que dois-je
faire pour ça ? Vous n'en avez rien dit, mais on peut envisager
les scénarios les plus scabreux, au point où on en est.
Les mâter quand elles sont toutes nues ? Ou les séduire
une à une pour coucher avec pendant qu'on y 'est ! Au moins,
j'en aurais le cour net ! Ou, tiens, organisons une super
orgie, au moins j'irai droit au but en une seule fois !
- Vous exagérez, ma chère. Je n'ai jamais pensé à de telles
méthodes. Il existe entre femmes des petits gestes simples
et innocents qui ne prêtent à aucune arrière-pensée. Essayer
ensemble des affaires, s'échanger ses toilettes, prendre
une douche ensemble par exemple.
- Des petits gestes simples et innocents avec des femmes
qui, justement, aiment les femmes ! Vous rêvez là ! Je suis
peut-être naïve, mais pas à ce point. Demandez à cette Gabrielle
de prendre une douche avec moi, mais surtout sans arrière-pensées,
hein ! Juste entre copines tiens ! J'imagine très bien comment
cela va finir.
- Et alors, cela vous fait peur ?
Décidément, c'est la deuxième personne qui emploie ce mot
en deux jours. Hier soir, Gabrielle l'avait utilisé pour
la défier alors qu'elle hésitait à danser un slow avec elle.
Agacée, elle s'emporte :
- Non, je n'ai pas peur, ni de Gabrielle ou de qui que ce
soit d'ailleurs. Je ne vois aucun danger à fréquenter des
lesbiennes car j'aime les hommes, exclusivement les hommes.
A jouer avec le feu avec un bel homme pourrait en effet
comporter certains risques, mais là je ne crains rien ni
personne.
- Alors où est le problème ? Même si, dans le pire des cas,
vous deviez flirter avec une femme, sans aller jusqu'au
bout puisque ce n'est pas ce que je vous demande, vous pourriez
garder la tête froide, en toutes circonstances.
- Bien sûr.
- Voilà. Ne voyez donc pas le mal là où il n'a aucune raison
d'être. Je vous demande un service qui, pour moi, a beaucoup
d'importance. Cela me hante depuis des années et je veux
connaître la vérité. En échange, je vous offre sur un plateau
le roman qui sera certainement le plus attendu et plus médiatique
de ces dernières années. La biographie du mystérieux Jean
Vernier, son amour impossible et contrarié avec la légendaire
Catherine, et enfin la vérité sur ce drame horrible qui
les a séparé pour toujours. Du romantisme, du glamour, du
sensationnel, voilà tout ce que recherche le public. Pour
vous, c'est la gloire assurée et la fortune jusqu'à la fin
de vos jours. Pour moi, cette vérité sera un lourd fardeau
en moins à porter. Mais cette vérité comporte encore des
zones d'ombre et, avant de lever le rideau, il faut évidemment
la connaître. Et pour la connaître, il faut la chercher.
Puisque je vous ai choisie comme porte-parole, il est normal
que vous m'aidiez dans ma recherche
. Vous et personne d'autre. C'est tout ce que je vous demande,
c'est le prix à payer pour que je vous fasse confiance et
vous laisse écrire mon histoire. A vous de choisir. Mais
dites-vous bien que d'autres écrivains vendraient père et
mère pour être à votre place, à vous de saisir votre chance.
Inès le sait bien. Et c'est justement là le problème. Ce
contrat, elle le veut. Non seulement il y' a l'aspect financier
qui est énorme, indécent presque. Elle ne court pas vraiment
après l'argent, ayant peu de besoins, mais celui-ci est
quand même la meilleure voie vers l'indépendance. Se sentir
libre, faire ce dont elle avait envie quand elle le voudrait,
faire des cadeaux à sa famille sans compter, et se sentir
surtout réconfortée et sécurisée financièrement. Et puis
il y' avait le fait qu'elle pouvait gagner énormément d'argent
en effectuant un travail qu'elle adorait et dont elle se
sentait tout à fait capable. C'était ça sa vraie motivation.
L'histoire lui plaisait. Jean Vernier l'avait alléché en
résumant avec verve et passion son histoire d'amour avec
Catherine, un vrai conte de fées à rebondissements. Dix
ans auparavant, il avait sauvé Catherine qui, suite à une
chute de cheval, était tombée dans un ravin. Il avait eu
pitié de la petite sauvageonne sale et débraillée, l'avait
ramenée dans son château pour les premiers secours. Evidemment,
la prenant pour la petite paysanne qu'elle était, il l'avait
traité avec un dédain et une désinvolture de goujat, la
renvoyant aussi vite chez elle par son chauffeur. Humiliée,
elle l'avait détesté pour cela. Et puis, un an plus tard,
leurs chemins s'étaient de nouveau croisés. Jean Vernier,
passionné d'équitation, avait embauché comme palefrenier
l'employé d'un ranch voisin, un gitan fier et ténébreux,
et il se trouvait que sa fille était Catherine. A une fête
somptueuse qu'il avait organisé avec le gratin du show-biz,
elle s'était carrément invitée et avait montré un aplomb
sidérant. Vêtue d'une élégante robe et parée de bijoux rutilants,
elle était d'une beauté ensorcelante, enjouée et spirituelle,
et il avait été envoûté, reconnaissant difficilement la
gitane sauvageonne qu'il avait dédaignée l'année d'avant.
A son tour, avec malice, elle avait savouré sa revanche,
affichant un mépris souverain et gardant prudemment ses
distances alors qu'ils jouaient tous les deux à cache-cache
avec leurs sentiments, se laissant prendre à leur propre
piège. Un amour impossible car un monde les séparait. Puis,
finalement, l'amour avait triomphé. Mariage aussi somptueux
que médiatique, bonheur parfait, ils avaient traversé les
épreuves et leurs différences avec harmonie, sourds aux
jalousies et aux rumeurs mesquines qui critiquaient l'intérêt
vénal de la mariée. Et puis, une nuit, le rêve s'était transformé
en cauchemar. A deux heures du matin, Jean alerte la police.
Il a retrouvé le corps sans vie de sa femme, une balle dans
la tête et revolver au poing. La thèse du suicide vient
aussitôt à l'esprit des enquêteurs, mais un inspecteur zélé
met en avant les contradictions de Jean Vernier et certains
points troublants qui suscitent vite la suspicion.
Le meurtre est privilégié, l'infidélité de sa femme possible,
le mobile flagrant, et devant les rebondissements de l'enquête
la France toute entière suit avec une fascination morbide
les possibles détails d'une machination préméditée.. Cupidité,
luxure, manipulation et assassinat, tout est suggéré pour
susciter l'horreur d'une population avide de scandale. Pour
finalement aboutir, faute de preuves, sur un non-lieu. Evidemment,
l'affaire a encore fait couler beaucoup d'encre, la culpabilité
de Jean Vernier ne faisant aucun doute dans l'esprit de
beaucoup de français. Et c'est maintenant que celui-ci avoue,
pour la première fois à une Inès incrédule, qu'il était
bel et bien innocent, mais qu'il a menti a la police en
dissimulant certaines preuves. Catherine avait bien une
liaison. Avec une autre femme. Et lorsqu'il a découvert
le corps, il lui a été impossible de savoir si cela était
un meurtre ou un suicide. Par contre, ce qu'il a remarqué,
ce sont les traces d'une autre femme, parfum et sous-vêtement.
Et, dans le sac de Catherine, une lettre inachevée ou celle-ci
déclarait sa flamme et son désarroi à cette mystérieuse
maîtresse. Dessus, pas de prénom ou de nom, mais juste l'énoncé
d'un détail, la seule piste qui pouvait trahir l'identité
de l'amante : une minuscule rose au bord des poils pubiens,
un tatouage que Catherine adorait embrasser lors de leurs
étreintes. C'était tout. Il avait alors paniqué et effacé
les preuves. Peur du scandale, peur que l'on souille la
mémoire de se femme, honneur bafoué et dignité froissée
d'avoir été cocu, désir de vengeance personnelle, c'est
un peu tout ça qui l'avait poussé à amoindrir la gravité
des faits et à tout tenter pour étouffer l'affaire. Peine
perdue. Encore aujourd'hui, le mystère restait entier, entretenant
les rumeurs les plus vivaces, et le château gardait toujours
ses sombres secrets. Maintenant, il veut découvrir l'identité
de la maîtresse de sa femme, la pousser à lui dire toute
la vérité. Exorciser ses vieux démons et vivre enfin en
paix. Pour cela, il l'utilise, elle, Inès Genest, et c'est
le prix à payer pour avoir un droit d'exclusivité sur cette
histoire. L'argent n'est qu'une formalité pour Jean Vernier,
et si elle refuse c'est quelqu'un d'autre qui en profitera,
quelqu'un qui mettra de côté tout ses préjugés pour, en
échange, toucher le gros lot. Et gâcher une histoire qu'elle
seule pouvait écrire, avec la puissance émotionnelle qui
la transporterait et aboutirait à un triomphe certain. Cela
ne valait-il pas d'y réfléchir un peu plus longuement..
Et puis, elle se sent maintenant impliquée, imprégnée par
ce mystère, stimulée par une inspiration comme jamais elle
n'en a ressenti. Alors qu'il lui racontait sa rencontre
et son amour pour Catherine, elle prenait des notes d'une
main fébrile, excitée comme une gamine, avec déjà dans sa
tête des phrases qui défilaient à une vitesse folle pour
décrire le cours de sa narration. Force et impact, le choc
des mots, elle avait là tous les ingrédients pour aboutir
à la perfection. L'état de grâce, la passion qui stimule
l'artiste. Certes, la fin ne correspondait pas à cet idéal
de pureté qu'on trouvait dans ses autres romans, mais il
était temps qu'elle évolue un peu, qu'elle ouvre les yeux
sur le monde et vive avec son temps. Déjà, alors qu'elle
réfléchit à tout cela, elle réalise qu'elle change peu à
peu d'avis. Elle n'est plus aussi bornée et hermétique qu'au
début. Indécise, elle revient vers son fauteuil, sans toutefois
s'y asseoir. D'autres questions lui brûlent les lèvres :
- Ce tatouage est le seul élément dont je dispose ?
- Le seul.
- Et pour quelques raisons vos soupçons se portent sur ces
femmes que vous avez invités ?
- J'avais engagé un détective privé. Ses honoraires étaient
suffisamment élevés pour m'assurer sa discrétion. Il avait
établi une liste. Toutes ont connu ma femme, de plus ou
moins prés, durant ses deux dernières années. J'ai trouvé
inutile de remonter plus loin dans le passé. Evidemment,
j'avais d'autres noms que j'ai éliminé au fur et à mesure.
Et il se peut aussi que la coupable ne soit pas ici, bien
que j'en doute.
- Justement, parlons-en. Claire n'a pas du tout le profil.
Elle est mariée et maman d'une petite fille.
- Je n'écarte aucune piste. Avant de rencontrer celui qui
devint son mari, elle a connu Catherine. Leurs chemins se
sont croisés lors d'un festival de films d'auteur.
Durant cette manifestation, il paraît qu'elles ne se sont
pas quittées.
- Une histoire d'amitié, tout simplement.
- Peut-être. Ou peut-être pas.
- Bon, passons. Et Patricia, que vient-elle faire là dedans.
Elle est top jeune pour avoir été la maîtresse de votre
femme.
- Exact. C'est la seule qui n'a rien à faire dans cette
histoire, mais Corinne ne voulait pas se séparer pour tout
l'or du monde de son amoureuse. Alors j'ai dû l'inviter
aussi.
Là, Inès tombe des nues. Elle en bafouille :
- Vous voulez dire que. que elle et Corinne sont amies intimes
?
- Bien entendu, cela saute aux yeux, non ?
Après la stupéfaction, le cour d'Inès se serre de compassion.
La pauvre enfant ! Timide et mal dans sa peau, en manque
de repères, elle avait dû être une proie facile pour cette
névrosée de Corinne. Voilà pourquoi elle semblait toujours
si triste et malheureuse, et qu'elle l'avait trouvée en
pleurs hier soir. D'emblée, un instinct protecteur la pousse
à tout mettre en ouvre pour la sortir des griffes de cette
femme, lutter pour le salut de son âme. Mais, en attendant,
elle a un autre combat à mener, des négociations âpres et
difficiles pour son propre avenir.
- Bon, laissez-moi un peu de temps pour y réfléchir.
- Le temps est compté. Plus que six jours pour se consacrer
à ma biographie.
- Je sais. Je vous donnerai ma réponse ce soir.
- Et ? Je sens des conditions derrière tout cela.
- Exact. Si j'accepte, je ne veux pas être votre marionnette
dans le choix du style, du fond et de la forme de mon roman.
A moi d'estimer ce qui a de l'importance ou pas. Pas de
censure et d'exigences à tout va.
- C'est une clause acceptable. Vous demeurez mon employée,
mais je m'efforcerai de ne pas dicter mes lois. C'est tout
?
- Si j'accepte, on commence le travail parallèlement à mes
recherches.
Elle cherche les mots adéquats.
- . A mes recherches particulières.
- Cela va de soit. Je vous ai dis que le temps nous était
compté, et cela incluait nos deux affaires.
- Bien. Alors à ce soir.
- A ce soir.
Elle est à peine sortie que la bibliothèque s'ouvre en coulissant,
dévoilant un passage secret. Une silhouette de femme glisse
prudemment, toujours dissimulée dans la pénombre.
- Mon cher Jean, vous êtes redoutable. Vous avez amorcé
l'hameçon à la perfection.
- Je pratique suffisamment la pêche pour savoir que, dans
une rivière pleine de poissons, l'appât ne s'en sort jamais
indemne. Bref, je ne suis pas mécontent de moi. Ma méthode
est imparable : partir de la vérité et la détourner subtilement
pour rester dans une ligne de conduite logique. A l'heure
qu'il est, elle est incapable de discerner le vrai du faux.
Je lui ai donné les bases : des éléments existants et des
outils concrets. Le piège est donc bien dissimulé.
- Vous pensez vraiment qu'elle va accepter ? Ses états d'âme
et son orgueil peuvent encore la faire fléchir.
- J'en doute. Sa réponse, je la connais déjà. Comme je connaissais
déjà la réponse de Gabrielle.
- Ne les comparez pas, elles sont si différentes. Gabrielle
n'a jamais eu d'états d'âme, et le marché que vous lui avez
proposé ne pouvait que lui plaire. Coucher avec Inès pour
avoir son nom en tête d'affiche de votre prochaine production,
quelle aubaine pour une femme comme elle ! Ou comment joindre
l'utile à l'agréable. Mais Inès ne fonctionne pas du tout
de la même façon.
Un sourire matois étire les lèvres de Jean Vernier.
- Parce qu'elle vivait dans sa bulle. Mais je vais l'acculer
à commettre des actes de moralité douteuse, à l'encontre
de ses principes, le côté sombre et insoupçonné de sa personnalité.
Elle va connaître la tentation et nous verrons bien comment
elle va se sortir de toutes ces épreuves.
Maria écarquille les yeux de surprise :
- Quel pourri ce mec ! Un vrai malade ! Mais un malade qui
a le pouvoir de te rendre riche et connue au-delà de tes
espérances, et cela vaut bien quelques sacrifices.
Inès penche la tête en arrière et part d'un rire frais.
Cela lui fait du bien de rire à un moment où elle en a le
plus besoin. La tension qui l'habite depuis son entretien
avec Jean Vernier ne fait que croître, et plus elle tourne
et retourne le problème dans sa tête et plus elle s'enfonce
dans l'incertitude et le désarroi. Aussi, cette petite promenade
en vélo en ce début d'après-midi lui fût bénéfique. Claire,
retenue par Jean Vernier qui l'avait convoquée pour quinze
heures, céda sa place à Maria qui changea ses plans avec
un réel enthousiasme. Apparemment, accompagner Inès ne lui
déplût pas du tout, car il est vrai qu'une complicité vive
et spontanée les avait aussitôt réunies. Elles ont quitté
le château et sa lugubre silhouette déchiquetée qui, tel
un vigile imperturbable, surplombait la vallée. Auréolé
d'un soleil écrasant, il semblait figé pour l'éternité dans
un étrange paysage de vignes, de feu et de calcaire, et
c'est avec soulagement qu'elles l'ont laissé derrière elles.
Le paysage plat et désertique s'est peu à peu adouci par
une végétation dense et luxuriante. Elles ont pédalé longuement
le long d'une rivière tumultueuse qui se frayait dans un
bruit assourdissant un chemin sinueux sous de hautes falaises.
A l'endroit où l'eau se brisait dans un bouillonnement d'écume
sur d'énormes rocs, elles ont bifurqué à gauche et quitté
la gorge en plusieurs lacets assez rudes. Là, elles ont
dû descendre de leur vélo et continuer péniblement à pieds.
Enfin, hors d'haleine et en sueur, elles ont rejoint une
chapelle en ruine, vieil édifice roman ombragé par deux
immenses oliviers. C'est sous le plus grand, sans doute
plusieurs fois centenaire, qu'elles se sont assises.
- Merci pour tes conseils avisés. Moi qui pensais pouvoir
compter sur une amie de bonne morale.
- Justement, sa morale il faut savoir la mettre de côté.
Pas toujours, mais de temps en temps. C'est elle qui nous
empêche d'avancer. Cette histoire est un peu louche, je
dois le reconnaître, mais c'est pas la mer à boire non plus.
C'est peut-être un test aussi, pour savoir si tu es prête
à tout pour décrocher ce contrat. Tu sais, il part du principe
que la vie est un combat de tous les jours, une lutte acharnée,
la loi de la jungle. Il t'offre une chance incroyable, mais
il veut que tu lui prouves ta motivation et ton envie de
gagner. C'est sa morale à lui. La réussite et l'ambition.
A toi de voir, la balle est dans ton camp.
- Tu me conseilles donc d'accepter ?
- Evidemment. Ecoute, prends l'exemple de Claire qui a toujours
voulu mener la barque à sa façon, selon ses principes, en
défendant corps et âme sa liberté créative et en refusant
ce système dans lequel elle évolue malgré elle. Conclusion
: plus personne ne lui propose de grands rôles, et si elle
ne se bouge pas le cul dare-dare elle sera bientôt une illustre
inconnue qui ira pointer au chômage un bon bout de temps,
ou alors se recycler. Bref, aujourd'hui elle paie la note
et c'est pour cette raison qu'elle se retrouve ici, chez
le seul homme qui puisse lui insuffler une seconde chance.
Sa présence prouve au moins qu'elle a tiré les leçons de
ses erreurs et qu'elle va certainement rectifier le tir.
Enfin, je l'espère pour elle. Moi, j'ai compris depuis le
jour de ma naissance que, si on veut réussir, il faut se
plier à certaines lois et accepter certains compromis. C'est
ce qu'on appelle saisir les opportunités, et au diable les
états d'âme ! En ce qui te concerne, c'est vrai que sa proposition
peut choquer au départ, mais avec du recul prends-le avec
humour et dérision. Il ne t'a pas dit de coucher avec qui
que ce soit d'ailleurs. Alors échafaude des plans pour ne
pas trop payer de ta personne.
Inès la dévisage avec méfiance, plissant les yeux d'un air
soupçonneux.
- Facile à dire. Je n'aime pas les femmes, moi ! Et comment
dois-je ruser pour vérifier si tu as oui ou non ce tatouage
sur la partie la plus intime de ton corps ? Car je te figure
que tu es sur la liste des suspectes.
Blessée, Maria se lève d'un bond. Ses yeux noirs lancent
des éclairs courroucés et elle lance furieusement :
- On peut vérifier tout de suite si cela peut te rassurer.
Elle porte un short en jean délavé que, déjà, elle déboutonne
d'une main tremblante. Inès arrête son geste en se levant
à son tour, la prenant dans ses bras pour l'emprisonner
d'une étreinte à la fois tendre et possessive.
- Arrête, ne sois pas stupide. Et excuse-moi, je suis idiote.
Sa voix vibre d'émotion. Les larmes ruissellent sur son
beau visage, sans qu'elle puisse les contenir. Elle maudit
sa maladresse. Dépassée par des événements qui lui échappaient,
elle avait ressenti le besoin urgent de parler à l'une des
seules personne en qui elle avait confiance. Elle se sentait
très proche de Claire et de Maria, et avec cette dernière
elle venait de tout gâcher. Prenant son amie par la main,
elle l'oblige à se rasseoir à côté d'elle. Dos appuyés contre
le tronc de l'arbre, elles restent un moment enlacées et
silencieuses, savourant ce moment de tranquillité et d'intimité.
Maria a aussi les yeux rouges et mouillés. Elle est d'autant
plus bouleversée qu'elle n'a pas l'habitude de se laisser
attendrir ou émouvoir par qui que ce soit. A trente six
ans, elle tient à sa liberté et s'efforce de ne jamais s'attacher,
prenant le plaisir là où il vient, prenant tout aux femmes
sans jamais rien leur donner, sauf si elles peuvent lui
permettre d\'atteindre ses objectifs. Là, elle se sent désarmée,
rongée par des sentiments contradictoires, entre désir et
amitié, inquiétude de tomber amoureuse et une espèce de
culpabilité insaisissable de détourner Inès de ses rêves
et idéaux hétérosexuels. Confuse pour d'autres raisons,
Inès pose sa tête sur son épaule et se met à parler d'une
voix grave et tendue. - Maria, j'ai l'impression d'être
au bout du rouleau. Je me sens impuissante et vulnérable
face à tout ce qui m'arrive car c'est un monde que j'ignore,
si loin de tout ce que j'écris et ces valeurs auxquelles
je m'efforce de croire. On m'a dit ces deux derniers jours
que j'avais peur et j'ai pris la mouche car c'est bien là
la vérité. J'ai une trouille bleue. Peur de ce que je vais
affronter, un monde réel fait de chair, de désirs, de passions,
toutes ces émotions humaines qui régissent notre vie et
que j'ai préféré éviter en me retranchant dans mes rêves
absurdes de pureté. Depuis mon agression, j'ai mené une
vie encore plus solitaire, une vie de sainte presque, tournant
le dos à tout ce qui pouvait ressembler à du vice ou de
la débauche. Et voilà que, brusquement, je reçois ici en
pleine figure des émotions nouvelles et terrifiantes, une
ambiance sensuelle, électrique, contagieuse, que je ne comprends
pas et que je ne maîtrise pas davantage. Je ne suis pas
prête à cette sorte de plongée vertigineuse dans les noirceurs
et les pulsions sexuelles de l'âme humaine, tout simplement
parce que je ne me connais pas moi-même. Voilà, c'est tout
ça qui me fout la trouille.
- Et en plus tu vas te retrouver en première ligne avec
ce qu'on exige de toi. C'est ça, hein ? Plus d'échappatoire,
aucune issue et aucun recul possible. Tu as donc peur de
quoi ? De te découvrir ? Affronter tes propres démons ?
Au moins tu seras fixée, tu ne peux pas fuir toute ta vie.
Alors Inès se met à lui parler comme elle n'a jamais parlé
à qui que ce soit. Elle vide son sac de façon interrompue.
La tentative de viol dont elle avait été victime. Et que
cette agression avait cassé quelque chose de vital en elle
: toute désir physique pour un homme. Effrayée par cette
constatation, elle s'était alors plongée corps et âme dans
l'écriture, avec plus d'acharnement encore, comme une bouée
de sauvetage. Et surtout un espoir de guérison. Avec l'espoir
d'une révélation, voulant toujours croire au grand amour,
celui qui soulève toutes les montagnes, qui cicatrise les
plaies et brise toutes les inhibitions. C'est sans doute
pour cette raison qu'elle avait banni tout acte sexuel,
ce qui s'avérait encore sale et avilissant, ce qui réduisait
à néant toute la beauté et la pureté des sentiments amoureux.
Emue et fascinée, Maria ne dit rien, ne pose aucune autre
question, emportée par ce tourbillon d'émotions que cette
femme fait naître en elle. Sa gorge est serrée, elle se
sent prête à fondre en larmes alors qu'elle l'apaise doucement,
noyant ses mains dans la chevelure brune et soyeuse pour
la caresser avec une infinie douceur. Sans la lâcher, elle
tombe à genoux devant elle, en la serrant plus fort dans
ses bras. Pour répondre confortablement à son étreinte,
Inès s'agenouille aussi sur l'herbe, s'abandonnant aussitôt
dans ses bras, enfouissant son visage au creux de l'épaule
féminine, y imprégnant ses larmes. Elle ne peut pas parler,
le corps secoué de sanglots, la voix si enrouée qu'aucun
son audible ne peut en sortir. Tout ce qu'elle veut, c'est
être consolée, rassurée, que Maria lui transmette un peu
de sa force et de son assurance. Elle lève la tête et la
fixe de ses yeux noyés de larmes, si tristes, si apeurés.
Maria baisse son regard sur elle et, cessant de fourrager
sa main droite dans ses cheveux, lui caresse la nuque doucement.
De l'autre main, elle fait glisser ses doigts le long de
la joue mouillée avant de saisir le menton et l'obliger
à garder la tête haute, prés d'elle. Leur regard se rive
l'un dans l'autre, leur souffle se mêle, le visage à quelques
centimètres. Maria penche encore la tête et dépose un léger
baiser sur le front moite de transpiration. Ses lèvres glissent
vite dans la chevelure abondante et semblent vouloir s'y
noyer, s'étouffer, se grisant de son odeur, avant de revenir
au visage qu'elle explore dans une myriade de baisers enfiévrés.
Ses lèvres dévorent tout sur son passage : les paupières
fermées, le nez, les joues toutes salées de larmes qu'elle
avale de coups de langue gourmands, le menton quelle lèche
et mordille tendrement. Inès s'est figée, cessant de pleurer.
Son visage est pâle et tendu, son regard hagard et fuyant.
Sa respiration s'est accélérée, faisant gonfler sa lourde
poitrine qui, nue sous le tee-shirt, semble doubler de volume.
Elle garde les lèvres closes lorsque celles de Maria épousent
les siennes, s'y pressent, et qu'une langue vivace cherche
à se frayer un passage. Elle frémit à ce contact intime.
Maria n'a plus rien de la femme qui cherche à la réconforter,
comme une mère apaisant son enfant. Ses yeux étincellent
d'une lueur animale, son corps vibre d'une passion sauvage,
qu'elle maîtrise à peine, et qui semble l'enflammer à son
tour, comme un feu communicatif. Elle vient de saisir son
visage à deux mains, pour mieux le couvrir de baisers voraces.
Son corps s'est collé au sien, comme cherchant à s'y fondre,
plaquant sa poitrine contre la sienne avec une telle force
que les bouts des seins, malgré leur tee-shirt, se touchent
et se cherchent. Inès se laisse faire, trop abasourdie par
ce foisonnement de sensations qui l'emportent vers un chemin
inconnu. Elle sent la chaleur de cette chair féminine caresser
sa peau, son odeur raffinée et entêtante, le parfum suave
des cheveux lâchés, tout ce mélange qui agit sur elle comme
une alchimie brûlante, un brasier qui s'étend dans tout
son corps. Ses pensées semblent paralyser par le déferlement
de cette lave intérieure qui l'embrase sournoisement, elle
est incapable de réfléchir, de réagir. Les ongles qui s'enfoncent
dans son dos la fait violemment tressaillir. Sa bouche s'entrouvre
alors pour pousser un cri de surprise. Maria en profite
vite pour introduire sa langue entre ses lèvres. Inès gémit,
mollit, savourant malgré elle la douceur de ce premier baiser
féminin. C'est indescriptible. Délicieux. A la fois doux,
sensuel, brûlant, profond. Cet acte follement intime provoque
un chavirement des sens qu'elle ne maîtrise plus. Elle n'a
pas conscience de répondre au baiser, part à l'assaut de
la bouche fruitée, de la langue agile, s'y noue, s'y dérobe,
puis y retourne avec timidité et une certaine retenue encore.
Tantôt elle se laisse faire, résiste ou s'offre, luttant
contre ces ondes lascives qui montent et grondent comme
un orage dévastateur. Maria, avec une expérience inouïe,
la relance de baisers fougueux, aiguillonne sa langue de
spirales infernales, met tout en ouvre pour faire monter
la fièvre de plusieurs degrés. Et elle y réussit à la perfection.
C'est avec la même passion qu'Inès l'embrasse, la fouille,
envoyant une vague de salive dans sa bouche et cherchant
à se consumer toute entière dans ce baiser affamé. Maintenant,
c'est Maria qui semble un peu surprise de ce brusque consentement.
Inès met dans ce baiser une telle fougue, une telle violence,
que cet élan fougueux semble presque désespéré, comme une
femme qui a lutté de toutes ses forces et, finalement, s'est
laissée emporter par un désir trop impétueux. Une femme
qui se sait perdue et en accepte la défaite. Haletante et
tremblante, Maria compte profiter de cet abandon pour aller
jusqu'au bout. Elle passe à l'étape supérieure, s'écarte
en suffocant, et son regard qui se pose sur la poitrine
d'Inès ne calme en rien son souffle précipité. Elle voit
que les pointes des seins se dressent contre le tissu du
tee-shirt, et elle ne peut résister à la tentation d'effleurer
du bout des doigts le sein droit, caressant à travers le
tissu le bout sensible, ce qui arrache à Inès un cri stupéfait.
Sans perdre de temps, Maria passe ses mains dans le tee-shirt
et le remonte vite au-dessus de la tête. Le spectacle la
laisse pantelante et muette, bouche bée. Les seins qui s'offrent
à ses yeux sont magnifiques, d'une rare beauté. Volumineux,
fermes et bien relevés, ils bougent voluptueusement au rythme
d'une respiration oppressée. Sa peau veloutée a des reflets
dorés, faisant ressortir superbement les mamelons tendus,
aux auréoles d'un brun foncé. Inès, en se retrouvant ainsi
la poitrine nue, se sent timide et vulnérable, mais le regard
de Maria qui contemple son corps avec une sorte d'adoration
et de fascination accentue aussi son excitation. Elle a
une terrible envie qu'elle les touche, les palpe, comme
pour apaiser cette faim sensuelle qui lui noue le ventre
et remonte jusqu'à sa poitrine. Maria devine son attente
et s'exécute. Elle retient sa respiration en prenant les
seins dans chaque main, les touchant avec délicatesse, comme
s'il s'agissait d'une ouvre d'art aussi fragile que rarissime.
Inès se cambre, gémit, frisonne de la tête aux pieds. Ses
lèvres sont gonflées de désir, son regard fixe et brûlant,
ses joues roses d'excitation. C'est elle qui bouge son corps,
faisant jaillir sa poitrine avec insolence, appuyant ses
seins d'un mouvement souple pour qu'ils se frottent contre
les paumes de Maria. Celle-ci la laisse se caresser toute
seule, abasourdie par l'audace de sa maîtresse qui, impatiente,
vibrante d'un désir impérieux, continue de plaquer sa lourde
poitrine contre ses mains ouvertes.
Elle les referme enfin, saisissant une chair tiède, divinement
douce, dont les pointes des mamelons semblaient durcir davantage.
Elle les malaxe d'un mouvement lascif et enveloppant, provoquant
chez Inès des tressaillements incontrôlés et des soupirs
purement sexuels. Elle pousse un râle de frustration lorsque
Maria interrompt sa caresse un bref instant, juste le temps
de s'enlever elle aussi son tee-shirt et le soutien-gorge,
libérant des seins haut placés, d'un mat brillant, au galbe
parfait. Elle a des seins plus petits qu'Inès, moins ronds,
mais ils pointent néanmoins avec fierté, avec à l'extrémité
de larges aréoles proéminentes. Inès les couve du regard,
avec admiration et désir. Elle ne savait pas qu'une femme
nue- à moitié nue - pouvait être aussi belle et désirable.
Cette découverte lui monte à la tête. Elle se jette dans
ses bras, s'asseyant entre ses jambes écartées et se collant
étroitement à elle, écrasant sa poitrine contre la sienne,
frottant les pointes des seins dans un contact délicieux
et irritant. Elle lance en même temps ses jambes autour
de ses hanches, l'attirant plus à elle. Maria fait de même,
tout en plaquant ses deux mains sur les fesses d'Inès, les
caressant, les soupesant, les pressant sans retenue, labourant
de ses ongles le short, griffant le dos et les omoplates.
Avides l'une de l'autre, leurs bouches se sont retrouvées
et s'entrechoquent dans un baiser ardent. Elles semblent
posséder par la même folie, parcourues des même décharges
électriques qui les font bondir et frémir, vaciller et défaillir..
Elles ne se lassent pas de leur baiser, leurs étreintes,
et Inès savoure cette sensation vive et diffuse qu'elle
n'a jamais connue auparavant, qu'aucun homme n'a jamais
pu lui faire partager. Rien n'est plus merveilleux au monde
que leur deux corps confondus aussi intimement, une extase
sans nom alors qu'elles n'en sont qu'aux préliminaires.
C'est à la fois sensuel, électrisant, et insupportable de
jouer avec un désir qui ne cesse de monter. Inès bouge encore
plus violemment, frottant plus fort leur poitrine l'une
contre l'autre, et entendre les gémissements éperdus de
sa partenaire tout contre sa bouche, ce plaisir qu'elle
lui donne, l'excite encore davantage. Furieusement enlacées,
elles tanguent longuement d'avant en arrière sur l'herbe.
Puis Maria veut la renverser par terre, appuie sur ses épaules,
mais leur position qui les noue l'une à l'autre ne permet
pas à Inès de s'incliner seule en arrière. Fébrile et impatiente,
Maria insiste et provoque chez Inès une douleur dans le
dos. Cela brise net le charme. Elle reprend vite pied à
terre. A bout de souffle, elle se dégage du baiser vorace
avec un petit cri suppliant
- Non !
Elle a des soubresauts convulsifs, comme une possédée qui
lutte contre un esprit malsain, cherche à l'en extraire.
Puis elle se calme, encore hébétée, comme cherchant à disperser
le brouillard insidieux dans lequel elle s'était perdue.
Maria, affolée, rompt l'étreinte. Elle observe Inès avec
désespoir, sans comprendre. Celle-ci est apeurée, secouant
la tête comme si elle émergeait d'un cauchemar. Son visage
est déformé par l'égarement et l'incompréhension la plus
totale. Elle se lève si vite sur ses deux jambes qu'elle
vacille un instant, encore étourdie. Puis elle ramasse hâtivement
son tee-shirt, l'enfile nerveusement, attrape et enfourche
son vélo pour s'engager maladroitement sur le sentier herbeux
qui redescend vers les gorges. Le visage ruisselant de larmes,
Maria la laisse s'éloigner sans un mot.
Inès se frictionne vigoureusement en sortant de la douche,
le regard absent. C'est d'un geste distrait qu'elle ôte
la serviette qui était nouée autour de sa tête, libérant
ses longs cheveux humides. Entièrement nue, elle se plante
devant le miroir de l'armoire et se brosse pensivement les
cheveux. Une sorte de sensation glaciale traverse brusquement
la pièce, comme si une entité vivante et invisible venait
d'apparaître, transperçant Inès d'un regard inhumain. Avec
un frisson, elle se retourne vivement, examinant chaque
recoin de la chambre avec effroi. Puis, aussi vite que cela
est venu, l'impression d'être observée disparaît. Elle hoche
la tête avec dépit. La voilà qu'elle devient paranoïaque
! Pas étonnant avec cette multitude d'émotions et de révélations
aussi dérangeantes qui viennent de lui tomber dessus en
si peu de temps. Bon sang, qu'est-ce qui lui avait pris
de tomber ainsi dans les bras de cette femme et d'aimer
aussi intensément ces baisers et ces caresses ! C'est comme
si un démon avait pris possession de son corps et l'avait
obligé à faire des choses insensées, la contraignant à s'abaisser
dans des étreintes lesbiennes. Un démon, oui, mais un démon
qui lui avait donné un avant goût de ce que pouvait être
le paradis, et non l'enfer. C'était mal, mais un mal délicieux.
Voilà, elle recommençait à avoir de vilaines pensées, des
envies coupables, et une bouffée de chaleur lui donne le
feu aux joues. Elle chasse désespérément toutes ces pensées
ignobles. Elle ne pouvait pas aimer les femmes. C'était
contre sa nature, contre toute logique, renier ses valeurs
et perdre des repères qui avaient régis toute sa vie et
fait le succès de toute sa carrière. C'était trahir tout
cela, et que lui resterait-il alors ? Rien. Sa vie s'écroulerait,
elle se mépriserait jusqu'à la fin de ses jours. Mais elle
devait tenir compte aussi, qu'elle le veuille ou non, de
ce qui venait de se passer avec Maria. Elle avait mis ça
sur le compte de l'alcool lorsqu'elle avait dansé avec Gabrielle,
mais là elle ne pouvait plus se trouver aucune excuse. Cette
triste expérience l'obligeait à prendre conscience qu'un
instinct aussi dangereux que sournois restait enfoui en
elle, tapi dans l'ombre, prêt à surgir et bondir comme un
animal sauvage et incontrôlable lorsqu'une femme la touchait.
Incontrôlable, c'était bien là le mot adéquat, lourd de
menaces et de conséquences car il n'y a rien de plus terrifiant
que d'être dans l'incapacité de maîtriser ses propres pulsions.
Cela l'amène à se poser des questions, à plonger dans les
tréfonds obscurs et complexes de sa sexualité. Son agression
à Paris, bien qu'interrompue à temps, avait été en partie
le détonateur. Une agression qui avait été à l'origine de
son blocage et sa solitude affective. Mais le mal avait
des racines bien plus profondes et plus complexes, au-delà
du choc émotionnel. Car cela s'était passé à un moment où
elle n'avait pas encore atteint une maturité sexuelle suffisante
et une connaissance assez approfondie de sa propre nature
pour se ranger avec certitude dans le clan des hétérosexuels
convaincus. Déjà, il y' avait désintérêt pour le plaisir
physique, peu d'expérience et peu de satisfaction. Aussi,
elle se demande si sa libido ne s'était pas orientée inconsciemment
vers une autre forme de sexualité, cherchant sa voie et
l'ayant trouvée dans l'homosexualité.
- Oh, non, pas ça !
Elle porte son poing à la bouche et le mord, étouffant la
plainte désespérée qui monte en elle. Elle ne peut pas croire
à cette conclusion, s'y refuse catégoriquement. Son esprit
se ferme, elle ne veut plus réfléchir. De toute façon, elle
a très mal à la tête. De gestes mécaniques, elle continue
de se coiffer un long moment. Son regard est vide tandis
qu'elle ne cesse de passer la brosse dans ses longs cheveux
noirs, observant sans le voir son reflet dans la glace.
Après quelques instants, elle commence à se sentir plus
calme. Elle se lève, range sa brosse dans le tiroir de la
salle de bain, regagne sa chambre et ouvre l'armoire. Elle
y saisit un peignoir en soie brodée, l'enfile et noue à
peine la ceinture. En fermant la porte coulissante de l'armoire,
son image réapparaît dans la glace. Elle se trouve belle,
lumineuse, transportée d'un sentiment agréable d'être la
femme la plus désirable au monde. Sa chair vibre, envahie
d'une sorte d'excitation qui resplendit de chaque atome
de son corps. Sous le peignoir, ses seins se tendent, gonflés
et réceptifs, comme animés d'une vie propre. Qu'est-ce qui
lui prend ? C'est comme une fièvre latente qui reste en
éveil, attend, anticipe, se charge d'ondes voluptueuses
dans l'attente. dans l'attente de quoi ? De rien. Car il
ne se passera jamais rien. Elle s'efforce de réfréner tout
ça. Décidément, la nuit va être longue si sa conscience
ne cesse de se heurter à des désirs inavoués. Et dire qu'elle
avait été voir, après le repas, Jean Vernier pour accepter
sa proposition.. Ce qui revenait à s'aventurer dans des
situations aussi compromettantes que risquées. Mais ce qui
revenait aussi à constater que, si elle se sortait indemne
de cette mission périlleuse, elle pourrait être certaine
de ses orientations sexuelles et dormir l'esprit tranquille
jusqu'à ses vieux jours. Le bruit furtif et la lumière vacillante
qui passent derrière sa porte l'arrache à ses pensées. Qui
peut bien, à cette heure-ci, se promener dans les couloirs
? Dehors, la nuit est sombre et silencieuse, de lourds nuages
masquent la lune et une légère brume commence à se former
sur les vignes et le paysage environnant. C'est ce que constate
Inès en passant devant la fenêtre et en se dirigeant ensuite
vers la porte qu'elle entrouvre doucement. Une silhouette
féminine tourne au fond du couloir, éclairée d'une bougie
et projetant des lueurs sur les murs et le plafond. Intriguée
et trop heureuse de se changer les idées, Inès s'avance
à son tour et part à sa poursuite. Pieds nus, elle marche
d'un pas léger, effleurant le tapis, descendant l'escalier,
et plus prudemment sur les dalles de marbre alors qu'elle
arrive dans le hall. La silhouette fantomatique s'engage
dans le long corridor qui mène à l'aile sud. La bougie anime
d'étranges ombres dans les embrasures des portes. Elle suit
toujours la silhouette, avançant dans le noir et se guidant
aux lueurs vacillantes. Le château est silencieux, les lumières
toutes éteintes, et la discrétion de la personne qui rôde
tel un voleur dissimule bien des intentions pas très claires.
Elle veut en avoir le cour net. La cuisine étant dépassée,
elle annule la possibilité d'une fringale nocturne. Même
constat pour les toilettes qui se trouvaient à l'étage supérieur,
prés des chambres. Que pouvait-il y' avoir dans cette partie
du château qui intéressait tant cette mystérieuse femme
? Enfin, celle-ci s'immobilise devant une porte, la pousse
et disparaît à l'intérieur de la pièce. Inès attend un moment
avant d'avancer, collant son oreille contre la porte, prête
à se cacher au moindre bruit. Elle laisse passer encore
quelques minutes avant de se décider à tourner la poignée,
tout doucement, et pousser la porte millimètre par millimètre.
Heureusement, aucun grincement. La pièce est dans le noir
total, alors elle se faufile par la porte entrebâillée avec
toujours autant de précaution. Elle tend le cou, tournant
la tête vers la lumière, au fond de la pièce. Elle entend
respirer fortement, avec des murmures et des frôlements.
Ses yeux s'habituent à la pénombre. Elle est dans une immense
bibliothèque et, tout au bout de l'immense salle, deux femmes
sont assises et enlacées sur le sol, au pied d'une longue
étagère. Elle reconnaît Gabrielle, échangeant des baisers
bruyants avec Florence, la domestique. Elle l'enlace ardemment,
explorant l'intérieur de ses cuisses dont la jupe retroussée
jusqu'à la taille dévoile, jusqu'à l'aine et au slip blanc,
une longue jambe repliée qui s'écarte de plus en plus. Une
main plonge sous le dessous, arrachant un nouveau gémissement.
Tout en s'activant en bas, Gabrielle penche la tête, couvant
la poitrine nue de coups de langue voraces. Malgré elle,
Inès trouve le spectacle troublant, gênée de sentir naître
en elle une certaine excitation. Une excitation qui laisse
place à un intérêt différent lorsqu'elle réalise la demi-
nudité de Gabrielle. Ses longs cheveux roux sont épars sur
ses épaules nues, glissant entre ses seins libres de tout
soutien-gorge, et la peau blanche de son ventre et ses cuisses
ressort comme de la porcelaine dans l'obscurité. Elle n'a
sur elle qu'un dessous rose fuchsia, un string sans aucun
doute, qui est le seul obstacle dissimulant son sexe mais,
surtout, le probable tatouage d'une fleur. Car, pour Inès,
cette femme ne peut être que l'ex- maîtresse de Catherine,
elle en a le profil et elle en mettrait sa main au feu.
Et un simple petit bout de tissu protège la preuve. Pas
pour longtemps, si Florence se dépêche de passer aux choses
sérieuses. Elle en aura enfin confirmation et, en attendant,
fait tout pour ne pas bouger et garder le silence. Une pensée
coupable l'assaille devant ce rôle de voyeuse, qu'elle repousse
aussi vite. C'est pour la bonne cause, après tout. Son enquête
démarre bien, elle n'a pas trop à s'investir pour l'instant.
Immobile, elle se maintient contre la porte, et aurait pu
rester longtemps dans cette position si, brusquement, une
main ne l'avait violemment poussée dans le dos et propulser
à trois pas devant elle. Elle pousse un cri de douleur en
partant en avant, perdant l'équilibre mais se rattrapant
de justesse. Puis, aussi brutalement, la porte se referme
dans un claquement sec. Inès, choquée, n'a pas le temps
de se demander qui l'a ainsi poussée par traîtrise. Elle
doit surtout affronter les deux femmes qui, avec un cri
de surprise, se sont vivement redressées. L'une d'elles
brandit la bougie et éclaire la scène. Inès se retrouve
prise dans le cercle lumineux, clignant des yeux comme un
animal pris au piège.
- Tiens donc, c'est la romancière fleur bleue, lance Gabrielle
sèchement.
Morte de honte, Inès tourne les talons, trébuche, puis un
reste de dignité l'oblige à faire face. La panique la submerge
alors que la bougie se dresse devant ses yeux, l'éblouissant
complètement. Elle entend un bruit de pas furtif qui la
contourne, passe derrière elle. La lumière crue du lustre
jaillit comme un éclair, éclairant agressivement la salle.
C'est Florence qui vient d'appuyer sur l'interrupteur. Du
coup, Gabrielle souffle sur la bougie, fixant un instant
Inès à travers la mince fumée blanche qui s'estompe dans
l'air. Elle a un regard brillant, avec cette lueur gourmande
qui n'annonce rien de bon.
- Dis-moi, si tu participais au lieu de mâter. Plus on est
de folles.
Elle sourit en la voyant rougir. Le regard affolé d'Inès
s'attarde sur la longueur étonnante des petits dards roses
qui se tendent à la pointe des seins pleins et orgueilleux
de la rousse. Puis descend le long du corps élancé, s'immobilise
sur le string rose. Elle ne peut s'empêcher de penser qu'un
seul petit geste, tout simple, qui le ferait glisser de
quelques centimètres, lui permettrait d'avoir enfin sa preuve.
Un petit geste qui ne demandait qu'une seconde. Et, brusquement,
une idée insensée émerge d'un coup, si évidente et logique
qu'elle se traite d'idiote pour ne pas y' avoir pensée plus
tôt, au lieu de rester raide et stupide comme un piquet.
Ce n'est pas en restant pétrifiée qu'elle découvrirait la
vérité. C'est en agissant. Il lui suffisait pour cela de
jouer la comédie, à peine cinq minutes, juste le temps de
quelques caresses vite faites, de s'agenouiller à ses pieds
en feignant toujours le consentement, et baisser le string
vers le bas dans le feu de l'action. Avec audace et rapidité,
l'affaire serait vite conclue. Bien sûr, cela comportait
des risques. La présence de Florence demeurait un gros point
d'interrogation, pouvait jouer en sa faveur ou sa défaveur,
et cela elle ne le saurait qu'au moment voulu. Et surtout
pas de baisers, car elle connaissait les ravages que cela
pouvait occasionner chez elle. Ne pas se laisser aussi caresser,
sinon son corps pouvait échapper à tout contrôle et l'emporter
vers le point de non-retour. Chose d'autant plus difficile
qu'elle était totalement nue sous son peignoir. Mais si
elle respectait ces règles à la lettre, elle pouvait s'en
tirer à bon compte. Prendre les devants, mener le jeu. C'est
d'une voix méconnaissable qu'elle s'entend répondre :
- Bien sûr, pourquoi pas.
Le regard de Gabrielle s'écarquille de surprise alors qu'Inès,
tremblante de tous ses membres, effectue un premier pas
vers elle.
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