Une jeune femme court à perdre haleine sur le sable fin
d'une plage bordée de cocotiers. Elle se précipite à la
rencontre d'un beau cavalier qui, empressé de la retrouver
également, donne de furieux coups de talons sur les flancs
d'un superbe étalon noir. A quelques pas de la femme, il
stoppe l'élan fougueux de son cheval, met vivement pied
à terre pour l'accueillir dans ses bras ouverts. Elle s'y
jette éperdument avec un rire de bonheur. Le couple s'embrasse
avec passion, tendrement enlacé, tournoyant au bord de l'eau.
Ils sont seuls, isolés et les plus heureux du monde dans
un décor paradisiaque qui renforce l'aspect romantique et
onirique de cette scène. Une douce mélodie accompagne les
étreintes du couple.
Le mot Fin apparaît brusquement sur l'écran de l'ordinateur.
C'est Inès qui vient de finir les dernières lignes de son
nouveau roman à l'eau de rose. Le visage ruisselant de larmes,
elle se mord les lèvres en levant les yeux au plafond, bouleversée
par ce qu'elle vient de taper. Elle ne peut contenir d'autres
sanglots alors qu'elle se relit. Elle clique sur enregistrer
puis, à regret, éteint son ordinateur, quitte son bureau
et se dirige vers sa bibliothèque où sont alignés tous les
livres qu'elle a écrit, et qui ont fait sa gloire. Tout
en s'essuyant les yeux du revers de la main, elle contemple
rêveusement toutes ses œuvres, les effleure du bout
des doigts avec une affection toute particulière. Elle se
rend ensuite dans la cuisine, se sert un verre d'eau, puis
passe par la baie vitrée pour se rendre dans son jardin.
Vue aérienne de sa maison, isolée dans une forêt de moyenne
montagne. Elle habite dans un immense chalet. L'entrée est
en vieille pierre, mais tout le reste de la façade est habillé
de bardage et de bois, avec de grandes baies vitrées et
un toit à double pente. Une originalité architecturale qui
mélange l'esprit rustique savoyard et la modernité.
Inès passe sous une tonnelle pour gagner un splendide jardin
parsemé de fleurs – un havre de paix, multicolore
et parfumé, parfaitement entretenu. Elle inspecte sereinement
son sanctuaire, avec ravissement. Le moment n'est pas à
l'entretien, mais à de secrètes pensées qui lui font prolonger
sa promenade solitaire en toute quiétude. Elle caresse ses
roses avec délicatesse, renifle ses fleurs les plus odorantes
avec un ineffable bonheur. Tout dans son comportement révèle
une grande douceur, une sensibilité à fleur de peau, un
caractère fragile et indépendant. Cet esprit romantique,
cet attachement à une époque révolue et surannée, se confirmera
dans tout ce qu'elle entreprendra par la suite. Sa tenue
vestimentaire le prouve également, une longue robe toute
simple en coton, imprimée de fleurs rouges et de motifs
démodés. Mais même ainsi vêtue, Inès est divinement sexy,
un délicieux bouquet de séduction et de volupté. C'est une
femme terriblement attirante, auréolée d'une grâce juvénile
et d'une innocence touchante, avec des formes harmonieuses
et sensuelles. Comme son prénom l'indique, elle est d'origine
espagnole. Sa chevelure est noire et épaisse, sa peau brune
et luisante dans les éclats ardents du soleil, ses yeux
immenses et sombres à s'y noyer, avec des cils épais. Son
visage est celui d'une enfant presque, avec des traits fins
et délicats, un nez étroit, des lèvres pleines et joliment
ciselées en forme de cœur.
Ses pensées vagabondes sont interrompues par une sonnerie.
Souple et légère, elle court ouvrir. Une femme bourgeoise
et excentrique entre d'un pas décidé.
- Inès, quand vas-tu te décider à sortir de ce trou perdu
? J'angoisse rien qu'à l'idée de tomber en panne en plein
milieu de cette forêt sauvage. Il faut vraiment que je tienne
à toi pour venir jusqu'ici.
- Bonjour, Julie.
- Oui, oui, bonjour. Excuse-moi, je suis encore sous le
choc.
- Tu n'as rien à craindre, tu sais. Il n'y a pas de loups
ici, ni aucune autres bêtes affamées... Juste quelques renards
sans doute plus effrayés que toi.
- Des renards, quelle horreur ! Et s'ils avaient la rage
?
Inès éclate de rire. Les allures précieuses de son amie
l'amuse. Exaspérée, celle-ci ne cesse de lui faire des reproches
sur son entêtement à vouloir s'enterrer en pleine montagne.
- Ma chérie, tu as les moyens de vivre dans un somptueux
appartement en plein cœur de Paris, alors fais-moi
plaisir, fous le camp d'ici. A quoi sert tout cet argent
que tu gagnes ? C'est à se le demander !
- Que veux-tu que je fasse à Paris ? Je déteste les mondanités,
je laisse la gloire et les paillettes pour les gens en quête
de célébrité facile, qui veulent se montrer et pavaner.
Tu sais bien que tout ça me met mal à l'aise, et il n'y
a qu'ici où je peux écrire. J'ai besoin de calme, de solitude,
d'être proche de mes racines, la famille, les amis d'enfance,
de rester en contact permanent avec mes origines. C'est
la source même de l'inspiration, c'est la clé de mon succès.
Enlève-moi ces plaisirs simples et je ne serai plus capable
d'écrire une ligne. A moins que tu ne préfères que je devienne
un écrivain raté ?
- Tu rigoles ou quoi ! Je suis ton amie, mais avant tout
ta directrice d'édition. Plus tes romans ont du succès et
plus je gagne de l'argent. Ils se vendent tous à des millions
d'exemplaires, sauf le dernier qui n'a pas trop bien marché,
mais cela arrive à tout le monde de traverser une mauvaise
passe... Tu vas remonter la pente, j'ai confiance, surtout
avec celui que tu écris en ce moment, il va casser la baraque,
je compte bien te faire passer la barre des vingt millions
avec celui-ci. Au fait, où en est-il ? Tu l'as bientôt fini
j'espère ?
- Oui, je viens de le terminer à l'instant. Deux ou trois
petites corrections et je te le remets aussitôt.
- Parfait. Oh ! Toi, tu as pleuré, tu as les yeux tout
rouges ?
Inès esquisse un sourire contrit.
- C'est rien, ça va passer...
Devant le regard interrogateur et insistant de Julie, elle
s'explique :
- Bon, j'avoue, c'est le dénouement de mon roman qui m'a
un peu ému. Je suis une éternelle sentimentale, on ne se
refait pas !
- Ma pauvre chérie, tu es née un siècle trop tard ! Toutes
ces valeurs auxquelles tu crois éperdument n'existent plus,
reviens un peu sur terre. Et, des fois, tu m'inquiètes vraiment
à vivre de façon si intense tout ce que tu écris, tu t'enfermes
dans un monde onirique, tu te fais du mal à vivre toutes
ces histoires d'amour par procuration. Tu es jeune, belle,
désirable, apprends à sortir et à goûter réellement aux
plaisirs de la vie. Mais pour ça, avant tout, quitte ce
bled paumé, ce ne sont pas les bouseux du coin qui vont
faire battre ton petit cœur si romantique, aucun prince
charmant ne viendra frapper à ta porte ! Tu risques d'attendre
longtemps, tu vas finir vieille fille, crois-moi...
- Mieux vaut vivre seule que mal accompagnée. Ce n'est
pas toi, après ton deuxième divorce, qui me dira le contraire
?
- Touchée, coulée !
Elles rient en même temps. Julie dissimule son agacement
derrière une façade d'exubérance excessive. Inès est un
cas unique que rien ni personne ne pourra changer. Auteur
de roman à l'eau de rose, elle est depuis deux ans en panne
d'inspiration, suite à un traumatisme provoqué par une agression.
Depuis, elle s'est isolée dans un chalet de montagne, coupée
du monde, indifférente aux injonctions de son banquier et
de son éditrice qui s'impatientent. Rêveuse, effacée, elle
prend rarement part à l'effervescence de son milieu, se
contentant de sa solitude, se déconnectant de la réalité
en voulant toujours croire au grand amour et au prince charmant,
avec ce même romantisme que les héroïnes de ses romans.
Inès lui propose à boire, Julie accepte avec joie un Martini.
En constatant que son amie ne l'accompagne pas, elle la
taquine gentiment.
- Ma chérie, prends un verre d'alcool, ça te décoincera
un peu. Tu ne te lâches donc jamais ?
- Je ne tiens pas l'alcool. Un jus d'oranges ira très bien.
Julie hausse les épaules avec résignation. Elles s'installent
dans le salon, s'asseyant l'une en face de l'autre. Inès
croise les jambes, et dans son mouvement la robe remonte
bien au-dessus du genou, dévoilant de longues jambes racées,
à la peau dorée. Julie en est toute chose, avec de soudaines
bouffées de chaleur. Menant une vie de tous les excès, elle
avait goûté à tous les plaisirs, se lassant assez vite des
hommes pour s'intéresser plutôt aux femmes qui, elles, ne
l'avaient jamais déçue. Un choix qui ne cessait de s'affirmer,
et ce n'est certainement pas la présence troublante d'Inès
qui allait la faire changer d'avis. Elle aurait donné une
bonne partie de sa fortune pour avoir une aventure avec
celle-ci, un fantasme secret qu'elle entretenait depuis
pas mal de temps déjà. Et un fantasme qui le resterait sans
doute jusqu'à la fin de sa vie... Découragée devant tant
d'injustice, Julie abandonne ses manières démonstratives
et exubérantes pour afficher un air un peu plus sérieux.
- Comme je te l'ai dit au téléphone, j'ai une affaire en
or à te proposer. Un scoop sans précédent, qui pourrait
avoir des retombées faramineuses. Je devais t'en parler
de vive voix, c'est une occasion comme il ne s'en présente
qu'une seule fois dans sa vie, et il faut la saisir sans
la moindre hésitation, tu m'entends ? Je suis là pour te
convaincre, tu ne peux pas imaginer ce que cela me coûte
de quitter Paris et ses folies nocturnes. J'espère que tu
apprécies à sa juste valeur l'ampleur de mon sacrifice,
alors ne me déçois pas.
- Je suis flattée que tu m'accordes tant d'importance,
lui répond Inès avec une pointe d'ironie.
- Bon, venons-en aux faits. Tu connais évidemment le producteur
Jean Vernier ?
- Bien sûr, qui ne le connaît pas. Le richissime et mystérieux
Jean Verdier a toujours fait couler beaucoup d'encre, il
est autant adulé que contesté, et qu'il soit aimé ou détesté
ne l'empêche pas d'être un mythe vivant du cinéma français,
un personnage charismatique et fascinant. Producteur, distributeur,
homme d'affaires redouté, il a bâti un véritable empire
autour du cinéma populaire, on lui doit nos plus grands
classiques et les plus grands succès commerciaux de ces
vingt dernières années. Il n'y a pas un jour sans qu'on
le voie dans des magazines ou à la télé, mais malgré cette
notoriété, c'est un homme très énigmatique, il a toujours
préservé jalousement sa vie privée, et toutes sortes de
bruits courent sur lui. Certains disent que c'est l'être
le plus cynique et le plus prétentieux qui existe, d'autres
l'accusent d'être un véritable débauché, et certains restent
persuadés qu'il est bel et bien cet assassin dont on l'accusa
il y a quelques années. Il a été innocenté pour le meurtre
de sa deuxième épouse, mais certains soupçons pèsent toujours
sur lui, il est fort probable qu'il en fût l'investigateur.
Mais je ne suis pas habilitée à porter le moindre jugement,
je ne le connais pas suffisamment pour ça.
- Donne-moi quand même ton avis personnel. Que penses-tu
de lui ?
- Il est certain que je n'appartiendrai jamais à son fan
club. Je le trouve présomptueux et arrogant, et il cultive
cette vanité avec un art inimitable. Mais je me trompe peut-être,
les apparences peuvent être trompeuses, comme je te l'ai
dit, je ne le connais pas personnellement.
- Et bien justement, voilà une lacune qui peut être réparée.
Figure-toi qu'il est prêt à t'accorder l'exclusivité sur
toute sa vie, de sa jeunesse tumultueuse à sa rencontre
avec Catherine. Il veut surtout lever le voile sur cette
sombre affaire, leur véritable histoire d'amour et les circonstances
affreuses dans lesquelles elle a perdu la vie, et pourquoi
on l'a soupçonné à tort. Il est prêt à se dévoiler, à se
mette à nu, à te livrer ses failles et ses faiblesses les
plus profondes pour te permettre d'écrire ce qui sera la
biographie la plus passionnante de ce siècle. Tout, quoi
! N'est-ce pas formidable ?
Inès ne peut dissimuler son étonnement.
- Pourquoi moi ?
- Je ne sais pas, et je m'en fous littéralement. Il t'a
choisie, c'est ça le plus important.
Devant l'air méfiant d'Inès, elle réfrène son exaspération
et continue sur sa lancée.
- Il doit aimer ton style, ou il t'a aperçue lors d'une
de tes rares interviews et tu lui as tapé dans l'œil.
Je n'en sais rien... C'est son secrétaire particulier qui
m'a téléphoné, crois-moi, j'en suis restée sur le cul lorsqu'il
m'a demandé tes coordonnées. J'ai refusé, faisant valoir
mon rôle de responsable et d'éditrice, et c'est alors qu'il
m'a parlé de ce projet, avec une telle insistance que j'ai
compris que c'était vraiment sérieux. Tu me connais, je
suis dure en affaire, j'ai négocié comme il se devait, et
le poisson est ferré. Toi et moi sommes invitées à une réception,
dans cinq jours. Tu y rencontreras Monsieur Vernier en personne,
et pour conclure cette association il semble tout disposé
à t'ouvrir pendant plusieurs semaines les portes de son
château cathare. Alors, qu'est-ce qu'on dit à son éditrice
préférée ?
Inès ne paraît pas emballée. Inquiète, elle demande :
- Et cette réception, elle est où ?
Julie semble appréhender sa réaction en répondant faiblement
:
- A Paris.
Et elle ajoute vivement :
- Mais je te promets de m'occuper de tout, de A à Z. Avion
en première classe, chauffeur privé à ton entière disposition,
pas une seule seconde tu seras toute seule et...
- C'est hors de question !
- Si tu veux, je viendrai moi-même t'accueillir à l'aéroport,
je te dorloterai comme une princesse... Je t'en prie, ne
me fais pas ça... C'est une question d'une nuit, le lendemain
matin tu seras de retour chez toi à une telle vitesse que
tu auras eu l'impression d'avoir rêvée tout ça.
- Non, non et non ! Ne me parle pas de rêve, c'est un véritable
cauchemar que tu veux me faire subir ! Je déteste Paris,
j'exècre Paris ! La capitale m'oppresse, m'étouffe, c'est
une appréhension que j'ai depuis cette agression, tu en
connais parfaitement les causes et tu ne peux pas m'obliger
à affronter une telle épreuve... C'est au-dessus de mes
forces, Paris me rappelle trop de mauvais souvenirs.
Elle est réellement paniquée, tétanisée par de terribles
angoisses. Un traumatisme dont elle n'est pas prête de se
libérer, mais Julie tente d'amoindrir la gravité de la situation.
- Chérie, débarrasse-toi du passé, tire un trait sur cet
événement qui t'empêche d'aller de l'avant. Cela fait deux
ans que ça s'est passé, tourne la page, et pour t'aider
à oublier dis-toi que cela aurait pu être pire, tes agresseurs
n'ont pas réussi à aller jusqu'au bout, tu as été sauvée
in-extremis par la police qui, pour une fois, est intervenue
à temps. Allez, je t'en prie, fais un effort...
- Julie, le sujet est clos. Rien ne me fera changer d'avis,
dit Inès avec détermination.
On la retrouve vêtue d'une longue robe du soir, splendide
en noire, avec fantaisies de dentelles et volants qui donnent
à sa tenue des airs romantiques. Elle est perdue et désorientée
dans un immense salon de luxe où se bousculent et s'interpellent
de nombreux invités distingués, tous très à l'aise dans
ce genre de festivités mondaines. Elle est sauvée de l'ennui
par Julie qui, de loin, lui fait signe de venir la rejoindre.
Elle lui présente le producteur Vernier. C'est un bel homme,
grand et élancé, avec de la prestance. La mine hautaine
et fière, il accapare plusieurs femmes de ses paroles pompeuses
et de grands gestes théâtrales. Il s'interrompt malgré tout
lorsque Julie s'avance en tenant fermement Inès par le bras.
Cette dernière donne l'impression de vouloir prendre les
jambes à son cou et de s'enfuir le plus loin possible d'ici.
- Enfin, la grande et secrète Inès ! J'ai le grand privilège
de vous approcher de près, on vous dit si sauvage et si
inaccessible ! J'espère que cette réputation est erronée
?
- Non, elle est authentique. Je ne m'apprivoise qu'avec
les personnes qui en vaillent vraiment la peine, et Dieu
sait qu'ils sont rares.
- Diable, voilà pourquoi vous vivez recluse au fin fond
de votre forêt, un éphémère refuge pour une indomptable
biche effarouchée. Quel gâchis, une si jolie femme, si intelligente
et pleine de talent. En tout cas, vos romans sont à l'image
même de votre personnalité, si naïfs, si purs, pleins de
bonnes intentions qui vous vont à ravir.
- lls restent purs et intacts parce ce que, comme moi,
ils savent se tenir à l'écart de la déchéance humaine et
de toute cette hypocrisie qui corrompt notre société. Une
société qui a perdu toutes ses valeurs, ce que je déplore.
C'est cette authenticité et cette quête d'absolu qui font
la force de mes romans, et je suis fière de garder espoir
sur le destin des hommes et des femmes, même les plus vils.
Décidément, le courant ne passe pas. Inès semble agacée
par l'assurance condescendante et moqueuse de son hôte.
Celui-ci s'amuse à la piquer, ravi d'avoir en face de lui
une femme qui ne se laisse pas impressionner et lui damne
sérieusement le pion. Charmé, il s'exclame :
- Mais j'adore, tout au contraire ! De l'épopée romantique,
du souffle épique, voilà ce qu'il me faut, il n'y en aura
jamais assez pour raconter toute mon histoire, la vraie,
la seule, l'unique... De l'émotion et du romanesque ne pourront
qu'atténuer certains côtés sombres de ce passé que j'aimerais
tant exorciser en racontant haut et fort la vérité, une
vérité que votre plume et votre talent sauront si bien sublimer
et transcender. Si vous acceptez mon offre, bien entendu...
Julie, qui était alors crispée en assistant avec impuissance
à des joutes verbales qui n'envisageaient rien de bon, semble
se détendre peu à peu. La conversation prend une tournure
plus amicale. Souriante, elle s'empresse d'intervenir :
- Bien sûr qu'elle accepte, tous les détails sont réglés.
N'est-ce pas, ma chérie ?
- Faut voir... L'invitation est pour quand ?
- Ce week-end, pour une semaine. Je vous en prie, acceptez
et vous ne le regretterez pas.
Un sourire énigmatique étire les lèvres d'Inès.
- Julie a les coordonnées de votre secrétaire, je ne tarderai
donc pas à vous transmettre ma réponse. Merci de m'avoir
accordé un peu de votre temps précieux.
Espiègle, elle lui tourne le dos et se dirige vers le bar.
Vernier la suit des yeux avec le regard du prédateur sûr
de sa victoire, mais une expression à la fois admirative
et intriguée illumine son visage d'un sentiment nouveau.
Inès disparaît dans la foule, suivie de près par Julie qui
tourne autour d'elle en caquetant comme une hystérique :
- Tu es folle ou quoi, qu'est-ce qui t'a pris ?
- Ne t'inquiète pas, ma réponse est oui. Mais laissons
ce prétentieux dans l'incertitude, il a tellement l'habitude
de tout obtenir que cela ne lui fera pas de mal de mijoter
un peu dans son jus.
Rassurée, Julie saisit une coupe de champagne qu'elle boit
d'un trait. Inès s'informe auprès d'un serveur s'il y a
des boissons non alcoolisées, et selon les conseils de ce
dernier trempe les lèvres dans un cocktail à base de jus
de fruits.
- Hmm, excellent.
Julie hoche la tête avec désapprobation.
- Inès, tu pourrais faire un effort pour une fois. Bouleverse
tes habitudes et fêtons l'événement comme il se doit, en
nous saoulant et en nous amusant comme des folles !
Devant l'air grave de son amie, elle se désespère.
- Inès, tu es triste à mourir ! Comment peut-on être si
sérieuse et si conventionnelle ?
- Désolée, mais même si j'en ai envie je ne peux transgresser
cette règle d'or : ne jamais boire d'alcool. Si je le fais,
je deviens une véritable catastrophe ambulante, je perds
le contrôle et je commets les actes les plus délirants qui
existent, sans m'en rendre compte. Le pire, c'est qu'après
je ne me souviens plus de rien, ce qui vaut sans doute mieux
quand j'ai ensuite connaissance des dégâts que j'ai occasionnés.
Crois-moi, pas une goutte d'alcool et tout le monde s'en
portera mieux !
- A ce point ?
- Oh, que oui ! A seize ans, pour ma première cuite à la
sangria, je me suis retrouvée nue comme Eve à sauter comme
un cabri dans toute la maison de mon petit ami. Lui était
aux anges, mais ses parents beaucoup moins... Scandale et
rupture à la première heure du matin. Et pour fêter mon
permis, j'ai échappé de justesse à un viol collectif tellement
je me suis montrée aguicheuse et impudique, provoquant tous
les mâles du bar après avoir ingurgité imprudemment quelques
bières. Et de tout cela, je n'ai aucun souvenir, mais les
amis qui m'accompagnaient s'en souviennent encore, surtout
ceux qui se sont interposés et pris des coups pour calmer
les esprits échauffés. Je n'ai aucune envie de remettre
ça.
- Dommage, j'aimerai bien voir la trop sage Inès se lâcher
complètement, je donnerai cher pour assister à un tel spectacle.
- Dans une autre vie, certainement...
- Dommage... Il y a en toi un feu secret qui brûle, mais
tu refuses de te laisser enflammer.
- Oh, non, pitié, ne recommence pas avec ta psychologie
à trois sous : « Lâche du lest, profite de la vie, laisse-toi
aller... ». Tu radotes ma pauvre Julie, le disque est rayé
!
- Si seulement tu suivais mes conseils, je pourrai enfin
assister à ta métamorphose, à une renaissance, pour ton
plus grand bonheur...
Et, cette métamorphose, elle aimerait bien que cela se
passe avec elle. Dans son lit. Une nuit, juste une nuit...
Julie n'était plus très jeune et très belle, mais son expérience
est sans limite. Elle lui ferait des choses qui la rendrait
folle, la ferait délirer, hurler et supplier...
Inès ne l'écoute plus, intriguée par une petite femme dynamique
aux prises avec deux hommes qui vocifèrent bruyamment. Sans
se démonter, elle leur tient tête. Calme, posée, elle les
interrompt pour affirmer fermement.
- Faux, et archi faux ! Vous dites n'importe quoi, messieurs
!
Le bruit ambiant l'empêche de suivre la conversation, mais
peu importe. D'emblée, ce qu'elle apprécie chez cette femme,
c'est sa façon de les affronter, seule contre tous, sans
vulgarité ou exubérance, mais avec une fermeté et une assurance
qui semblent les déstabiliser. Julie suit son regard avant
de s'enquérir :
- Tu la reconnais ?
- Bien sûr. C'est l'actrice Claire Broustal. J'aime beaucoup
ce qu'elle fait.
- Cela ne m'étonne pas, vous vous ressemblez un peu toutes
les deux. Radicale, atypique, discrète, elle refuse de se
laisser broyer par le système cinématographique et mène
sa barque indépendamment, en toute liberté. Pourtant, elle
aurait pu prendre la grosse tête après le succès phénoménal
de son film « Juillet Assassin », mais elle a choisi son
camp en tournant plutôt dans des petits films intimistes
qui ont eu de bonnes critiques. Malheureusement, le septième
art l'a un peu boudée ces derniers temps, et son rôle dans
la prochaine production de Jean Verdier lui permettra sans
doute de renouer avec le succès.
- J'ignorais tout cela, mais elle n'en est que plus sympathique.
Elle vient de se marier, non ?
Julie répond sur un ton maussade.
- Oui, avec un photographe tristement inconnu. Ils ont
eu une fille je crois... Bref, voilà une femme bien dans
sa tête et bien dans ses baskets. Maman comblée, amoureuse
sereine, une vie saine et tranquille, que demander de plus
?
- Je sens une pointe de dédain dans ta voix.
- Evidemment, elle aurait pu tout avoir ! Villa de rêve,
gloire et fortune, tourner avec les plus grands et se marier
avec un milliardaire, mais elle a tourné le dos à tout ça
pour choisir une vie simple et banale, pour ne pas dire
médiocre... Ce genre de comportement stupide me dépassera
toujours !
- Julie, le bonheur ne se limite pas à toutes ces considérations
superficielles, mais te faire comprendre cette dure réalité
est un combat perdu d'avance, alors autant en rester là...
Julie la regarde sans comprendre. Elle hausse les épaules,
puis s'agite sur place en jetant des regards fébriles tout
autour d'elle, adressant sourires et grands gestes amicaux
à de nombreuses personnes. Inès sourit avec sollicitude.
- Julie, va retrouver tes amis, tu en meurs d'envie. Je
saurai me débrouiller très bien toute seule.
- Vraiment ?
- Si je te le dis.
Julie ne se fait pas prier, se précipitant sur un couple
aristocrate qui l'accueille avec une effusion exagérée.
Amusée, elle les observe un instant puis reporte son attention
sur Claire. Celle-ci sent son regard, tourne la tête et
lui adresse un sourire chaleureux. Cela encourage Inès à
venir à sa rencontre.
- Vous avez enfin réussi à vous débarrasser de vos prétendants
?
- Quelle bande de petits cons prétentieux ! Ils sont beaux,
jeunes, riches, et du coup se croient irrésistibles. Ils
ne peuvent pas s'empêcher de vous impressionner en étalant
leur fortune, la marque de leur voiture, la superficie habitable
de leur maison, tous les voyages qu'ils effectuent, tout
ça en étant persuadés que les femmes vont leur tomber pâmées
et ébahies dans les bras. Avec moi, c'est tout le contraire.
Plus ils se vantent et plus ils perdent tout espoir de m'intéresser.
- Alors là, je vous donne raison à cent pour cent. C'est
le genre de soirées que je déteste, une triste caricature
du pouvoir et de l'argent qui en devient franchement pitoyable.
- Au moins, cela a le mérite de nous faire rire et de ne
surtout pas vouloir leur ressembler. Quelque part, c'est
rassurant.
Elles éclatent de rire en même temps. Inès est conquise,
excitée comme une enfant qui vient de se faire une nouvelle
amie et à qui cela n'arrive pas souvent. D'emblée, Claire
inspire confiance par sa franchise et sa joie de vivre.
Jolie, pas très grande mais délicieusement proportionnée,
elle pétille de malice et de fantaisie. Blonde, les cheveux
en pétard, yeux noisette et fossettes espiègles autour d'une
bouche enfantine, elle est nature et spontanée. Elle se
présente ensuite.
- Claire Broustal.
- Je sais. Inès Genest.
- L'écrivain ? Alors là, bravo, vos romans sont un vrai
bain de jouvence, de la douceur dans un monde de brutes.
- Merci, ça fait plaisir à entendre.
- Je suis sincère. Faire votre connaissance restera le
seul bon souvenir que je garderai de cette soirée. C'est
mon agent qui m'a traîné ici, et ce n'est pas tout car je
suis maintenant obligée d'accepter une invitation de sa
seigneurie Vernier dans son château, rien que ça... Qu'est-ce
qu'il ne faut pas faire pour sa carrière !
- Mais c'est génial, moi aussi je dois m'y rendre, la semaine
prochaine.
- Comme moi ! Voilà qui me rend cette corvée beaucoup moins
pénible. Et je n'exagère pas en parlant de corvée, c'est
pour moi une épreuve terrible et inimaginable de me séparer
de mon mari et de ma fille, personne ne peut imaginer ce
que cela me coûte.
- Pourquoi alors avoir accepté ?
- Je n'ai pas eu trop le choix, on a fait pression sur
mon agent, sur moi ensuite, en me faisant comprendre que
refuser était mettre un terme définitif à ma carrière, que
toutes les portes se fermeraient de façon irrémédiable.
Et puis, après réflexion, je me suis dit qu'une semaine
retranchée dans un somptueux château n'était pas la mer
à boire, il y a bien pire... Enfin, c'est ce que je m'efforce
de croire pour me donner du courage. Votre présence là-bas
change bien des choses, un visage ami sera le bienvenu,
peut-être après tout ne vais-je pas m'ennuyer comme je le
craignais.
- Je veux, oui ! Vous allez voir, à nous deux nous allons
bousculer les manières précieuses de ce joli petit monde,
et nous amuser comme des folles à leurs dépens !
Elles trinquent en échangeant un regard complice.
Inès se retrouve dans une somptueuse limousine conduite
par un chauffeur en tenue impeccable. La voiture traverse
un large chemin de terre qui surplombe un immense vignoble,
longeant un muret et des canaux de pierre sèche. Le sentier
s'éloigne des vignes pour serpenter au milieu des chênes,
des genêts, et de garrigues brûlées par le soleil. A l'intérieur
de la voiture, Inès est un peu secouée. Avec elle, à l'arrière,
se trouve une élégante femme d'une trentaine d'années, belle
et princière, très sophistiquée. Brune aux cheveux longs,
le teint mat, elle dégage une volupté électrique et un raffinement
incomparable. La conversation qui s'ensuit fait comprendre
qu'elles ont déjà fait connaissance et sympathisé.
- Inès, permets-moi juste une petite critique au sujet
de tes livres. Ce que tu écris, c'est beau, c'est émouvant,
mais pas très proche de la réalité. De nos jours, pour être
plus moderne et plus dans le vent, il faut moins de sentiments
et plus de sexe. Voilà, c'est ce qui manque dans tes livres,
du sexe ! Mets-y de l'érotisme et les ventes vont tripler
!
Inès accueille le conseil avec amusement. Son interlocutrice,
malgré sa classe, a un franc parler et une spontanéité qui
l'enchante. Le petit accent chantant espagnol ajoute du
charme exotique à cette femme qui n'a rien d'ordinaire.
Avec fougue, celle-ci argumente :
- Rien ne vaut un peu de cul, c'est excitant, c'est de
l'énergie pure qui consume les corps et échauffe les esprits
! Romantisme et sexe peuvent faire bon ménage, bien qu'il
y a longtemps que je ne croie plus à toutes ces balivernes.
Moi, le sexe, je le pratique sans sentiments, et heureusement
car je serai encore vierge si je devais attendre l'amour
pour coucher. Même si tu as raison de vendre de l'espoir
et du rêve, car il en faut de nos jours, un peu plus de
sexe aurait encore plus d'impact, crois-moi... C'est une
femme d'expérience qui te parle, j'en connais un bout sur
ce sujet.
Inès rit de bon cœur.
- Merci pour ces infos qui ne manquent pas d'intérêt. Maria,
je te promets d'y réfléchir...
- J'y compte bien... Si les ventes explosent, pense à Maria,
ta nouvelle conseillère sexuelle !
- D'accord !
Jetant un coup d'œil par la vitre ouverte, Inès aperçoit
les ruines d'une église, dont le clocher émerge d'un îlot
de chênes. Derrière, sur une butte, se dresse un magnifique
château, avec tours de guet. Un bel édifice médiéval superbement
restauré qui arrache à Inès une exclamation émerveillée.
- Mon Dieu, comme c'est beau !
Maria, qui s'est penchée à son tour, ébauche juste un léger
sourire amusé.
- De la part de Jean, plus rien ne peut me surprendre.
Il fait toujours tout en grand, c'est tout lui ça !
Elles arrivent enfin à destination. Jean Vernier les accueille
avec chaleur, plus familièrement avec Maria qui est une
amie de longue date. Une jolie servante s'occupe d'Inès,
sortant sa valise du coffre. Inès veut la porter.
- Laissez, c'est mon travail lui dit la servante doucement.
C'est Florence. Il y a presque de la prière dans sa voix,
aussi Inès n'insiste pas. Elle se fait guider jusqu'à sa
chambre. Durant tout le trajet, elle reste sans voix, abasourdie
et impressionnée par l'intérieur luxueux et gothique. Perdue
dans sa contemplation, elle en bouscule presque une jeune
femme qui se promène d'un air hagard.
- Pardon, excusez-moi...
- Je... c'est moi, pardon... en bafouille l'autre en rougissant.
C'est une personne réservée et timide, blonde au sourire
crispé, qui dissimule mal sous une maladresse juvénile et
nerveuse une séduction touchante. Un visage poupin, des
yeux candides, une silhouette gracile, tout lui donne un
air fragile, avec un physique de lolita délicieuse qu'elle
ne sait pas mettre en avant. Inès est attendrie. Elle lui
fait penser à un jeune chiot perdu et fébrile qui ne demande
qu'à être apprivoisé. Elle veut lui parler mais, déjà, elle
s'enfuit promptement. Elle en oublie vite l'incident, retrouvant
un regard émerveillé en découvrant sa chambre, et écoutant
à peine ce que lui dit la servante :
- Monsieur Vernier vous attend dans le salon pour 19 heures.
Le bruit de la porte qui se ferme arrache Inès de sa contemplation.
Bientôt la suite. Inès va devoir résister aux avances lubriques
d'une Gabrielle déchaînée qui, pour parvenir à ses fins,
va s'allier avec Florence. Ou comment joindre l'utile à
l'agréable...
Patience.
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